DECORTIQUAGES

GROENLAND : Atouts et faiblesses d’un nouvel acteur économique stratégique

SENAT

Rapport de M. André GATTOLIN, fait au nom de la commission des affaires européennes

LE GROENLAND : UN ACTEUR FRAGILE AU GRAND POTENTIEL DANS UNE RÉGION ARCTIQUE EN PLEINE TRANSFORMATION

Sous l’effet puissant du réchauffement climatique, la zone arctique subit une véritable mutation. Au coeur de cette zone, le Groenland se transforme à vue d’oeil. Et si ces changements peuvent ouvrir pour lui des voies nouvelles pour faciliter son développement, les transformations brutales de l’environnement et leurs conséquences qui précipitent le Groenland dans la mondialisation malmènent une société groenlandaise en quête de repères.

I. LE GROENLAND ET L’ARCTIQUE AUX AVANT-POSTES DU RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE

A. L’ARCTIQUE, PREMIÈRE VICTIME DU RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE MONDIAL

C’est dans les régions polaires que l’impact du changement climatique est le plus grand. Le réchauffement de l’Arctique est à la fois plus important et plus rapide que le réchauffement qui affecte le reste de la planète. Dans un même ordre d’idées, on rappellera que le trou de la couche d’ozone stratosphérique s’est formé depuis 1985 au-dessus de l’Antarctique.

Le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) estime que dans l’hémisphère nord, la période 1983-2012 a probablement représenté les 30 ans les plus chauds des 1 400 dernières années. Ses travaux montrent également que le réchauffement climatique est au moins deux fois plus rapide en Arctique qu’ailleurs dans le monde. Au cours des quarante dernières années, la température globale a augmenté de 0,5°C ; mais elle a augmenté de plus de 1 C° en Arctique.

Plus inquiétant, on constate que la tendance s’accentue depuis 2002. C’est à dire que lorsqu’on évoque une hausse des températures de 2°C° sous nos latitudes tempérées, au pôle, le réchauffement serait de 4 à 5 degrés à l’horizon 2050. Les scénarios les plus noirs évoquent même 7°C° pour 2100.

Avec son 1,7 million de km2, l’inlandsis groenlandais rassemble près de 10 % des réserves mondiales de glace et donc d’eau douce. Ces glaces sont d’une épaisseur moyenne de 2 000 mètres.

La géométrie et le volume de la glace des calottes y sont régis par l’équilibre entre les quantités de neige tombées et les quantités évacuées. Les observations conduisent à estimer que la calotte groenlandaise est aujourd’hui en déséquilibre. Elle perdrait de sa masse, en raison de la fonte et d’une accélération de l’écoulement des glaciers. Son profil général serait d’ailleurs en train de changer pour devenir plus pentu.

Des études récentes sur le Groenland auraient montré un amoindrissement significatif de la calotte, entre 1992 et 2002, diminution qui paraît encore s’accélérer. Les résultats fournis par l’altimétrie révèlent que le Groenland aurait perdu environ 50 milliards de tonnes par an. La mesure des flux, flux entrant (accumulation de la neige) et flux sortant (ablation et rejets vers l’océan), fournit une estimation plus importante de cette perte de masse, qui atteindrait environ 100 milliards de tonnes par an. La température moyenne d’été à la surface de la calotte de glace a augmenté de 2,4 degrés C° entre 1979 et 2005. La surface maximale du Groenland fondant au moins un jour par an a augmenté de 42 % durant la même période, ce qui représente une surface supplémentaire de fonte en 2005 équivalente à un tiers de la surface de la France. On estime que, au-delà de 20 % de perte, ce mouvement serait irréversible. Le point de non-retour serait atteint avec un réchauffement global de 3°C°. Ce qui est plus que probable au cours ou à la fin du XXIe siècle !

Le glacier d’Ilulissat, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO et premier fournisseur d’icebergs de l’hémisphère nord connaît un recul sans précédent depuis le début des années 2000. Ce recul inquiétant a même pu être constaté de visu par les habitants de la région depuis six ans.

Les mutations de l’Arctique ont fait l’objet d’une analyse détaillée durant la session 2013-2014 dans le rapport d’information du Sénat n° 684 présenté devant la commission des affaires européennes : Arctique : préoccupations européennes pour un enjeu global. Ce rapport tirait notamment les conclusions suivantes :

– le réchauffement de l’Arctique modifie profondément le rôle que joue cette région dans le fonctionnement du climat mondial ;

– en se réchauffant, l’Arctique devient lui-même un facteur aggravant du réchauffement (effet d’albédo et acidification de l’océan) ;

– l’accès aux riches ressources minières des sols du grand nord est facilité et rappelle la ruée vers l’or ;

– si l’exploitation du gaz en plein mer existe depuis des années dans les eaux russes et norvégiennes, elle devrait se développer encore plus dans les années qui viennent, à condition d’investissements suffisants ;

– l’exploitation du pétrole en milieu polaire est beaucoup trop dangereuse actuellement car personne ne sait endiguer une marée noire dans cet environnement ;

– la navigation commerciale, la pêche et les revendications territoriales sur le pôle nord devront faire l’objet de solutions juridiques dans les mois et les années qui viennent.

B. LA FONTE DE L’INLANDSIS GROENLANDAIS : DANGER POUR LA PLANÈTE ET OPPORTUNITÉ POUR LE GROENLAND ?

Comme nous alerte le GIEC, « le niveau mondial des mers continuera à s’élever au cours du XXIe siècle » et « il est très probable que cette élévation se produise à un rythme plus rapide que celui observé entre 1971 et 2010, en raison du réchauffement accru de l’océan et de l’augmentation de perte de masse des glaciers et des nappes glaciaires ». Et les experts d’ajouter avec un niveau de confiance élevé : « l’augmentation de la fonte superficielle de la calotte du Groenland dominera l’augmentation des précipitations neigeuses, entraînant une contribution positive au niveau futur des mers

Or, c’est bien la fonte de la glace d’eau douce qui fait monter le niveau des océans, et non la fonte de la banquise d’eau de mer. Si près de 70 % des réserves d’eau douce sont dans l’Antarctique, la fonte des 10 % que recèle l’inlandsis groenlandais aura un impact certain sur le niveau des mers.

Cela n’est pas sans danger pour la France. Une étude réalisée sur la France métropolitaine montre toutefois que les effets de la montée des eaux semblent devoir être limités sur l’ensemble du littoral d’ici à la fin du siècle : 2 000 hectares seraient concernés par l’érosion et 36 000 hectares par la submersion, soit, au total, 0,07 % de la superficie de la France. Cela concerne principalement les estuaires et les deltas et notamment la Camargue.

En revanche, les territoires d’outre-mer seront plus exposés. Le relief et l’altitude moyenne de Saint-Pierre-et-Miquelon, de la Martinique, de la Guadeloupe, de La Réunion, de Mayotte et de la Nouvelle-Calédonie devrait leur permettre de ne pas être inquiétées. La mangrove et la dispersion des eaux amazoniennes devraient permettre à la Guyane d’être relativement préservée. Tel n’est pas le cas de la Polynésie française et de ses atolls, appelés à disparaître sous la montée des eaux.

Cet exemple sensible amène à préciser un point. L’Arctique est bien la première victime du réchauffement climatique en raison de l’augmentation plus importante des températures qui l’affecte. Mais il n’est pas menacé de disparition par la montée des eaux comme peuvent l’être des îles du Pacifique ou certains littoraux. Pourtant, c’est bien la fonte des glaces d’eau douce qui entraînera l’augmentation du niveau des eaux, ce qui prouve que la fonte de l’inlandsis groenlandais est bien un problème mondial.

Pour le Groenland, le recul de la glace est à la fois une transformation exceptionnelle de son environnement et une opportunité de pouvoir accéder aux ressources que contiennent sol et sous-sol. En effet, en fondant, la glace du Groenland permet certains mois seulement par an de cultiver la terre, d’exploiter des gisements miniers et d’hydrocarbures. Ce qui était impossible devient possible. Du moins, en théorie.

À cela, on peut ajouter le fait que certaines espèces de poissons pourraient migrer dans les eaux groenlandaises comme cela s’est déjà passé dans les eaux islandaises. Toujours en mer, la fonte de la banquise estivale qui pourrait faire de l’Arctique une troisième route maritime commerciale entre est et ouest ferait du Groenland une étape stratégique. Et ce d’autant plus, dans le cas d’une route passant directement par le pôle nord libre des glaces, ce que le GIEC n’exclue pas : « un océan arctique presque sans glace en septembre avant le milieu du siècle est probable ».

Si l’ensemble de ces transformations devenait réalité, le Groenland serait plongé dans la mondialisation encore plus vite et encore plus fortement qu’il ne l’est actuellement. Sera-t-il en mesure de faire face ?

C. LES ATOUTS ET LES FAIBLESSES DU GROENLAND DANS CE CONTEXTE

Ramené au nombre d’habitants, le produit intérieur brut du Groenland est aujourd’hui à peu près similaire à la moyenne européenne – très en-deçà du PIB danois mais au premier rang des Pays et Territoires d’Outre-Mer. L’Indice de Développement Humain y est élevé, le taux moyen d’alphabétisation est de 100 % et l’espérance de vie de 73,5 ans pour les femmes et de 68,7 ans pour les hommes. Le taux de natalité, quant à lui, atteint 1,98 enfant par femme, derrière les Îles Féroé mais devant l’ensemble des pays nordiques européens (Norvège et Islande compris).

Si l’on devait s’arrêter à ces données statistiques économiques et sociales très générales pour caractériser l’état du Groenland, celui-ci ferait ainsi figure de pays relativement riche. La situation n’est cependant pas aussi simple qu’il n’y paraît à première vue. D’abord, en raison du poids relatif du Groenland et de ses 56 000 habitants par rapport aux autres pays arctiques et aux puissances étrangères s’intéressant aux questions polaires. Ensuite par rapport aux faiblesses bien réelles de son économie et de sa société – quand bien même le territoire ne manque évidemment pas d’atouts.

1. Les atouts : de la pêche aux rêves miniers

La pêche constitue – et de très loin – le principal secteur économique de l’île.

L’activité a connu par le passé de très lourdes difficultés, qui ont durement frappé l’économie et l’emploi au Groenland. Elle a connu depuis un regain de force, notamment en raison des dérèglements climatiques actuellement en cours, des modifications des courants océaniques, et donc de l’évolution des stocks halieutiques présents dans les eaux du pays ; à tel point que le solde positif enregistré par le Groenland en matière de commerce extérieur (50,1 millions d’euros en 2013) s’explique presque exclusivement par les produits de la pêche, lesquels représentent près de 90 % du total des exportations. L’Europe, la Russie et l’Asie – notamment le Japon – en sont les principaux destinataires.

Les prises concernent aujourd’hui principalement la crevette, le flétan, la morue et le lump ; mais d’autres pêches encore expérimentales pourraient se développer rapidement, comme dans le cas du maquereau, de plus en plus présent dans les eaux islandaises et à proximité des côtes du Groenland. La moitié des prises part directement à l’export, la seconde est transformée au Groenland même, à terre, afin de garantir un certain nombre d’emplois.

S’il n’existe pas réellement de statistiques relatives au nombre de pêcheurs au Groenland, on sait en effet que le nouveau dynamisme du secteur n’a pas autant profité à la population que cette dernière aurait pu l’espérer, en raison de la modernisation de la flotte (traduite par l’introduction de navires plus importants, plus mécanisés et nécessitant moins d’hommes à la manoeuvre) et de l’installation d’usines de traitement à l’étranger.

On remarquera que ce secteur stratégique, qui constitue également la principale aire de coopération avec l’Union européenne, est géré au niveau gouvernemental par une équipe des plus réduites : seules neuf personnes travaillent sur la question au sein du ministère de la pêche, de la chasse et de l’agriculture.

Les perspectives extractives attisent les convoitises.

Les ressources minérales et les hydrocarbures constituent l’autre grande richesse naturelle du Groenland – richesse non encore utilisée mais dont le réchauffement climatique facilite l’éventuelle exploitation. Surtout la compétence en la matière a été transférée du Danemark au Groenland à l’occasion de l’adoption de l’Autonomie renforcée en 2009.

On trouve dans les eaux et le sous-sol groenlandais du pétrole, du gaz, ainsi que des minéraux et métaux aussi variés que le fer, le plomb, le zinc, le nickel, l’or, le platine ou encore des diamants et des rubis. C’est également au Groenland, dans le sud de l’île, qu’a été découvert ce qui semble être un gisement particulièrement important de terres rares ; l’île en recèlerait même 12 à 25 % des réserves mondiales ! 

L’uranium est également présent. Sa possible exploitation a même été l’objet de l’une des plus vives controverses des dernières années, lorsque le Gouvernement d’Aleqa Hammond a décidé à l’automne 2013, avec une seule voix de majorité au sein de son Parlement, d’en finir avec la « tolérance zéro » vis-à-vis de ce minerai (laquelle était en place depuis 1988). Une décision qui continue à faire débat aujourd’hui.

Il faut dire que le potentiel d’exploitation des minéraux et des hydrocarbures se trouve depuis plusieurs années au centre de la stratégie de diversification de l’économie des gouvernements successifs, tout particulièrement de l’équipe sortante conduite par Aleqa Hammond. Ainsi le nombre de licences accordées en vue d’opérations de prospection est passé de 19 en 2001 à 75 en 2011 (le rythme a toutefois diminué depuis, comme on le verra plus loin).

De même, une stratégie pour le pétrole et les minéraux pour les années 2014-2018 a été rendue publique en mai dernier. Le document précise des objectifs à court et moyen terme quant à la délivrance de nouvelles licences d’exploration pour les hydrocarbures (tant onshore, par exemple dans la baie de Disco, qu’offshore, par exemple dans la Baie de Baffin et le Détroit de Davis) et pour les minéraux (exploration pour le zinc au nord du 81e parallèle, uranium, terres rares, fer et cuivre notamment). Il indique les modèles de taxation et de participation envisagés par le Gouvernement, et met en avant les efforts à réaliser en termes de protection de l’environnement et de formation.

D’ici 2018, le gouvernement d’Aleqa Hammond espérait l’ouverture de trois à cinq mines et le lancement de plusieurs forages pétroliers et gaziers ; s’appuyant sur les calculs du cabinet d’audit PwC, il estimait que le secteur minier pourrait engendrer 1 500 créations d’emplois et des revenus de plus de 30 milliards de couronnes danoises (un peu plus de 4 milliards d’euros) sur quinze ans, tandis que l’ouverture de grands champs pétrolifères devaient permettre d’accumuler plus de 435 milliards de couronnes (plus de 58 milliards d’euros) en quarante ans.

Les énergies renouvelables et le tourisme, facteurs de développement encore en devenir ?

Si les soixante personnes oeuvrant au ministère de l’industrie et des ressources minérales travaillent essentiellement sur les questions minières, deux autres secteurs d’activité dépendant du même ministère pourraient à l’avenir connaître un développement soutenu : les énergies renouvelables et le tourisme.

De par sa situation géographique, le Groenland dispose en effet d’un important potentiel hydroélectrique, aujourd’hui relativement peu exploité même si la tendance est à une nette augmentation. L’hydroélectricité représente l’essentiel de la production électrique locale mais n’apparaît qu’en deuxième position en matière de consommation énergétique, loin derrière le gaz et le pétrole.

S’agissant du tourisme, l’ancien ministre de l’industrie et des ressources minérales, Jens-Erik Kirkegaard estime qu’environ 35 000 voyageurs se rendent chaque année au Groenland par la voie aérienne, tandis que 20 000 personnes emprunteraient la voie maritime (étant entendu qu’il n’existe pas à ce jour de liaison maritime régulière pour passagers en provenance de l’étranger : il s’agit de bateaux de tourisme). Selon Statistics Greenland, sur 214 012 nuitées enregistrées en 2013 (chiffre en hausse par rapport à 2011 mais nettement inférieur aux années 2007-2009), 115 724 concernaient des déplacements effectués à l’intérieur du Groenland par les Groenlandais eux-mêmes, et 55 072 par des Danois. Viennent ensuite les visiteurs en provenance des États-Unis (plus de 10 000 nuitées), l’Allemagne (plus de 5 600) et des autres pays nordiques (la Norvège, la Suède et l’Islande représentent à elles trois 6 000 nuitées). Cette même année, 1 763 nuitées ont été le fait de touristes originaires de France.

Il convient de noter que le tourisme souffre encore de prix élevés pour se rendre au Groenland et avoir un séjour sur place – sans oublier l’enclavement du pays et de certaines de ses localités, particulièrement durant les longs mois d’hiver. Le potentiel du secteur n’en paraît pas moins tout à fait intéressant, ne serait-ce qu’en raison du caractère bien souvent unique – ou quasi unique au monde – de ses paysages et des expériences que ceux-ci peuvent offrir. Le pays est d’ailleurs conscient de ce potentiel et tente, notamment via son agenceVisit Greenland, d’attirer de nouveaux visiteurs et de développer l’activité tout au long de l’année, en dépit des conditions météorologiques et climatiques bien particulières. L’accent est notamment mis sur les « Cinq grandes activités arctiques » que sont les traîneaux à chiens, les aurores boréales, les paysages de glace et de neige, la culture inuit et sa modernité ainsi que la rencontre avec les baleines, phoques ou ours blancs.

2. Des faiblesses encore considérables

S’il ne fait donc aucun doute que le Groenland dispose de réels atouts en vue du développement et de la diversification de son économie, il n’en est pas moins vrai que le pays souffre de faiblesses parfois considérables – surtout si la perspective d’une indépendance à relativement court terme devait rester un objectif du prochain gouvernement. L’enclavement du pays, déjà évoqué, le manque d’infrastructures ou encore la faiblesse des élites en sont sans doute les exemples les plus frappants.

· Kangerlussuaq, seul aéroport « international » d’importance

Le Groenland, on l’a dit, ne bénéficie d’aucune liaison maritime régulière au profit du transport de passagers en provenance ou à destination de l’étranger. Même le transport aérien, principal lien entre les villes groenlandaises, ne comporte qu’une seule ligne internationale d’importance : celle qui relie plusieurs fois par semaine Copenhague à Kangerlussuaq, le principal aéroport de l’île. Kangerlussuaq dispose à ce jour de l’une des deux seules pistes civiles du Groenland aptes à accueillir l’Airbus A 330-200 de la compagnie publique Air Greenland6(*), avion disposant de 278 sièges ; il faut dire que Kangerlussuaq était depuis sa fondation en 1941 et jusqu’en 1992 une base militaire américaine7(*). Il faut bien avoir à l’esprit que cet aéroport – où il n’existait pas d’installation humaine avant l’arrivée de l’US Air Force – est en réalité particulièrement isolé des zones habitées (la population de l’endroit ne compte que quelques centaines de personnes : essentiellement les employés et leurs familles).

Faute d’un réseau routier, on ne peut quitter Kangerlussuaq pour rejoindre la capitale Nuuk, Ilulissat, ou encore Sisimiut (pour ne mentionner que trois villes de l’ouest du Groenland) que par la voie des airs, principalement à bord de l’un des petits avions et des hélicoptères qui complètent la flotte d’Air Greenland (notamment neuf Dash 7 ou 8 d’une capacité de 37 à 50 sièges). Encore faut-il souligner que plusieurs liaisons aériennes intérieures le sont à titre d’équilibre du territoire, sans tenir compte de la rentabilité économique.

C’est sans doute aussi en raison de l’absence de rentabilité économique qu’il n’existe pour l’heure quasiment aucune liaison internationale outre les vols en provenance et à destination de Copenhague
– à l’exception de quelques vols, parfois saisonniers, vers et depuis l’Islande et le Nunavut au Canada. Cette dernière ligne ayant été mise en place dans le cadre d’une coopération avec le gouvernement local de ce territoire inuit, son maintien dépend en grande partie des subventions allouées.

Ajoutons que les conditions météorologiques et climatiques ne sont évidemment pas sans poser des problèmes récurrents en ce qui concerne la qualité et la régularité des vols.

· Des infrastructures limitées

Au total, le territoire groenlandais – dont la superficie représente, rappelons-le, la moitié de l’Europe – ne dispose d’aucune voie ferrée, faute de terrain praticable. Il n’existe pas non plus de réseau routier qui permettrait de lier les villes et villages entre eux. Les infrastructures de transport – mais aussi industrielles ou encore touristiques – se retrouvent ainsi concentrées autour de 16 villes portuaires, de 34 villages comportant de petits ports, ainsi que de 14 aéroports, 7 héliports et 37 hélistops.

Il existe de nombreux projets en discussion ou en cours de réalisation afin d’améliorer ces équipements ou d’en augmenter la capacité : agrandissement du port de Nuuk, notamment en vue du développement de nouvelles pêcheries ou de nouvelles liaisons maritimes (cabotage, fret) ; construction d’un nouvel aéroport dans le sud du pays et agrandissement de celui d’Ilulissat (principale destination touristique) ; construction d’hôtels répondant aux standards internationaux notamment.

Des investissements lourds sont indispensables au développement et à la diversification de l’économie mais ils se heurtent à la fois aux difficultés économiques et sociales actuelles du pays (et au manque de moyens financiers qui les accompagnent), aux difficultés techniques liées aux climats arctiques et subarctiques, par ailleurs en plein bouleversement, ainsi qu’aux intérêts contraires qui peuvent animer tel ou tel secteur d’activité
– l’industrie risquant par exemple de mettre à mal les espaces propices au tourisme ou à la pêche, et la hausse générale des activités s’accompagnant d’un risque environnemental accru, sans même parler de leurs effets sur les changements climatiques au niveau global.

· Des élites insuffisantes ?

Dernier élément de faiblesse, enfin, que l’on pourra souligner à ce stade : la difficulté du pays à se doter d’élites suffisamment nombreuses, diversifiées et compétentes pour prendre en charge l’ensemble des défis et des attentes, parfois contradictoires, de la société – entre défense d’une identité culturelle originale et adaptation du pays à la mondialisation.

Il y a plusieurs raisons à cela. Comme on le verra plus loin, l’offre de formation disponible dans le pays est relativement restreinte. Beaucoup de jeunes quittent le Groenland au cours de leurs études ou au début de leur vie professionnelle. Par ailleurs, l’obligation de parler groenlandais pour occuper certains postes restreignent de fait le nombre de candidats danois ou étrangers qui seraient susceptibles d’y postuler.

Parmi les conséquences de ce « déficit » en ressources humaines, on pourra notamment remarquer que les secrétaires d’État, hauts fonctionnaires travaillant au côté des ministres, sont pour certains d’une remarquable longévité. L’élite politique, pour ne citer qu’elle, est de taille particulièrement restreinte : on ne compte par exemple que quatre maires et trente-et-un parlementaires, dont deux siègent également au sein du Parlement danois (on ne s’étonnera pas qu’ils figurent souvent parmi les responsables politiques les plus influents). Si ces chiffres sont à relativiser en raison du petit nombre total de Groenlandais, ils montrent une fragilité supplémentaire qui peut également se traduire de manière plus concrète, avec la défiance que peut ressentir la population vis-à-vis de sa classe dirigeante. Au-delà, c’est l’ensemble de la société groenlandaise qui paraît à certains égards fracturée, les problèmes économiques et sociaux pouvant y prendre des dimensions considérables.

II. LES DIFFICULTÉS D’UNE SOCIÉTÉ FRAGILE CONFRONTÉE À LA MONDIALISATION

A. LE RÊVE DE L’INDÉPENDANCE SOUMIS AU DÉVELOPPEMENT DE L’EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES

L’ancienne Première Aleqa Hammond disait espérer voir l’avènement d’un Groenland pleinement souverain de son vivant. Beaucoup d’observateurs ont d’ailleurs attribué à son volontarisme en la matière le succès qui a d’abord été le sien au sein de son parti puis devant les électeurs : elle reste aujourd’hui encore, en effet, la personnalité politique qui aura recueilli le plus de voix sur son propre nom à l’occasion d’un scrutin. La perspective d’une indépendance rapide a ainsi structuré en bonne partie le débat public des dernières années et les orientations générales privilégiées en matière de politiques publiques.

Il faut dire que le parcours peut sembler particulièrement long aux Groenlandais : dès 1931 les autorités de Copenhague de l’époque pouvaient écrire dans une brochure officielle que l’on pouvait d’ores et déjà envisager « le moment où le régime de protection » alors en vigueur – autrement dit la colonisation de l’île – cesserait d’être « indispensable ».

La référence historique semble ici d’autant plus pertinente que le lien entre colonisation puis indépendance d’une part et exploitation des ressources naturelles d’autre part est peut-être plus complexe dans l’histoire et l’actualité groenlandaises qu’ailleurs. Les revendications d’autonomie et de souveraineté qui se sont développées au cours des années 1970, avant de déboucher sur l’Autonomie interne (Home Rule) puis l’Autonomie renforcée (Self Rule), n’étaient en effet pas sans rapport avec la gestion de ces ressources par Copenhague, ses autorités politiques et ses milieux d’affaires.

L’opposition de la population à l’octroi de permis de forages à proximité de l’île par les autorités danoises et au profit de grandes entreprises a ainsi joué un rôle non négligeable dans l’affirmation de l’identité et de la culture nationales au moment où celles-ci trouvaient de nouveaux canaux d’expression tels que la musique du groupe Sume – le premier groupe de rock groenlandais, chantant en groenlandais, dont la musique fait encore écho aux tensions et aspirations de l’époque. Le débat autour de l’uranium était déjà particulièrement vif, alors que l’on commençait à en prévoir l’exploitation à Kvanefjeld, là même où des projets concernant terres rares et uranium cristallisent aujourd’hui les attentions.

C’est d’ailleurs pour répondre à ces revendications que fut adoptée la politique de tolérance zéro vis-à-vis de l’uranium en 1988, par un conseil dano-groenlandais. En un quart de siècle la méfiance initiale vis-à-vis de l’exploitation de ressources naturelles, en particulier minières, a ainsi évolué en une politique souhaitant la promouvoir ; dans un cas comme dans l’autre ce sont pourtant bel et bien les aspirations à davantage d’autonomie et à l’indépendance, d’abord culturelles et politiques et ensuite plus concrètes et financières, qui président à ce choix. Une évolution rapide qui s’explique par des difficultés économiques et budgétaires conséquentes du pays et la dépendance financière objective dans laquelle il se trouve encore envers le Danemark. On notera que cette évolution s’incarne parfois très concrètement au sein même de la classe politique : l’ex-ministre en charge de l’industrie et des ressources minérales, Jens-Erik Kirkegaard, était encore peu de temps avant d’être nommé un activiste opposé à une trop grande extension de ces activités. Il est d’ailleurs un des ministres ayant démissionné durant la crise qui a provoqué les élections anticipées.

À la fois constant et évolutif, ce lien entre politique de gestion des ressources naturelles et volonté d’indépendance aura eu dans les années récentes au moins deux conséquences.

D’abord, il aura contribué à rendre complexifier davantage les rapports entre Nuuk et Copenhague. Le langage parfois vigoureux employé par Aleqa Hammond et par d’autres responsables politiques vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale, les références appuyées à la culture traditionnelle tendant à distinguer les « vrais » Groenlandais et la volonté de gérer seuls les ressources minérales, y compris les plus sensibles d’entre elles et dont le rôle géopolitique n’est plus à démontrer, a pu heurter au Danemark – mais aussi au Groenland même. Le Danemark a d’ailleurs initialement cherché à limiter le champ d’action du Gouvernement groenlandais, avant d’y renoncer.

Ensuite, parce que l’établissement d’une industrie extractive florissante s’est imposé dans les esprits comme un outil indispensable dans la perspective de l’indépendance du pays, les moindres difficultés de cette industrie sont immédiatement – et logiquement – perçues comme particulièrement dommageables pour les ambitions d’affirmation nationale. Or, le fait est que les progrès opérés par cette industrie ne sont pas aussi grands ni rapides qu’une partie de la classe politique et de la population avait pu l’espérer. Malgré l’explosion constatée dans l’octroi de licences et de permis depuis 2001, l’exploitation des ressources naturelles minérales à proprement parler reste aujourd’hui encore très peu développée : il s’agit en effet d’abord et avant tout de permis d’exploration. Ensuite, ce qui s’annonçait comme une expansion accélérée se retrouve confrontée à la réalité du marché mondial des matières premières – dont les prix sont globalement orientés à la baisse.

Compte tenu des coûts à supporter pour l’industrie extractive dans un pays techniquement difficile du fait de son climat et logistiquement compliqué en raison du déficit à combler en matière d’infrastructures, le Groenland s’avère pour beaucoup et à l’heure actuelle un eldorado plus prometteur que profitable !

D’où un certain nombre de désillusions, par exemple avec les projets portés par une entreprise telle que Cairn Energy (qui a déjà dépensé plus d’un milliard de dollars en forages d’exploration pétrolière sans être encore en mesure de transformer ces recherches en débouchés commerciaux) ou London Mining (junior installée à Londres qui devait développer une importante mine de fer au nord de Nuuk, mais qui se trouve désormais en pleine tourmente suite notamment à la chute du cours du fer ou encore à l’épidémie Ebola). Sans oublier les inquiétudes de certains grands groupes comme Total. L’ancien PDG Christophe de Margerie avait ainsi publiquement reconnu que : « Du pétrole sur le Groenland, ce serait un désastre. Une fuite causerait trop de dommages à l’image de la compagnie ».

Au surplus, les espoirs miniers et pétroliers se heurtent à d’autres difficultés. D’une part, la conscience des dangers du réchauffement climatique global reste très présente, notamment au sein des responsables de l’Inuit Circumpolar Council (ICC) qui dispose d’une branche dans le pays. Les Groenlandais sont très bien placés pour observer de visu les changements environnementaux liés à ce phénomène, comme on a pu l’indiquer plus haut. Même en étant confiants dans leur capacité de résilience, parfois prompts à rappeler les transformations climatiques qui ont déjà pu toucher leur île, ils n’ignorent évidemment pas qu’un développement massif de telles industries aurait un impact direct en termes de pollution et d’aggravation des dérèglements climatiques ; sans compter les éventuels conflits avec d’autres activités économiques déjà évoquées comme le tourisme, la pêche ou même l’agriculture.

Enfin, la publication en janvier dernier d’une étude réalisée par des universitaires danois et groenlandais est venue attiser un peu plus encore les débats sur la question. Selon ses résultats, en effet, l’industrie minière même menée avec la plus grande intensité ne suffirait pas à garantir l’autonomie économique de l’île.

Au final, même si la volonté d’attirer des investisseurs étrangers et de développer l’exploitation des ressources minérales demeure, une certaine prudence semble désormais de mise et avec elle, la mise à distance des questions concernant les relations avec le Danemark, l’avancée vers l’indépendance ne paraissant plus constituer l’alpha et l’oméga du débat public, en tout cas ne pouvant plus se faire aussi rapidement qu’un temps espéré. Les titres des dépêches d’agence parues à l’occasion des élections sont de ce point de vue éclairants. Pour Bloomberg, « l’effondrement du prix du pétrole anéantit les espoirs d’indépendance du Groenland en pleines élections ». Pour l’AFP, c’est « l’économie, plutôt que l’indépendance » qui se retrouve principal enjeu des législatives. Ce point avait déjà été relevé par les sondages pré-électoraux, notamment dans une étude pour la chaine publique danoise KNR, selon laquelle la question ne figurait même pas dans les dix priorités des électeurs. Les principaux responsables publics groenlandais semblent s’être mis à ce diapason, les uns remettant en perspective les possibles retombées de l’industrie minière en les minimisant, les autres comme Torben M. Andersen (économiste à l’université d’Aarhus, à la tête du Conseil économique du Groenland) soulignant qu’il serait dangereux de trop se focaliser sur les industries extractives.

Si l’on devait rapprocher la trajectoire dans laquelle le Groenland cherche à s’inscrire du modèle norvégien de développement économique
– un parallèle logique, tant pour la spécificité nordique des deux pays que pour la richesse de leurs ressources minérales et hydrocarbures – les différences ne seraient toutefois pas nécessairement là où on pourrait le penser de prime abord. En effet, les difficultés rencontrées aujourd’hui par le Groenland ne sont finalement pas sans rappeler les premiers tâtonnements de la Norvège en la matière. Les premières opérations de prospection puis d’exploration mirent plusieurs années avant de localiser les gisements pétrolifères et gaziers du pays, et ce n’est que dans la seconde partie des années 1990 que le fameux fonds souverain norvégien commença à bénéficier de revenus liés à cette industrie, tant les investissements nécessaires à sa mise en place avaient été importants. Là où, en revanche, la Norvège se distingue certainement du Groenland et de beaucoup d’autres pays dont une grande part de l’économie repose sur ce type d’activité, c’est sur la solidité de son cadre institutionnel, de son appareil d’État, de ses filières de formation, et la capacité du pays à dégager de grands consensus survivant aux majorités politiques. Autant d’éléments qui préexistaient à l’aventure pétrolière norvégienne, lui permettant de se construire sur des bases clairement établies, et qui manquent encore – au moins pour certains – au Groenland.

B. LA SOCIÉTÉ GROENLANDAISE MALMENÉE PAR LA MONDIALISATION

Aux problèmes d’attractivité et de compétitivité du territoire s’ajoutent des difficultés d’autres types. L’ouverture rapide à la mondialisation d’une société aussi spécifique que la société groenlandaise – spécifique sur le plan de sa taille, sur le plan culturel, sur le plan de son isolement relatif par rapport au reste du monde et au sein même du territoire de l’île, puisque le seul fait de passer d’une ville à une autre s’apparente à un petit voyage – ne se fait en effet pas sans heurt. Les projets industriels de très grande envergure un temps envisagés, pour lesquels on prévoyait notamment l’arrivée massive de travailleurs immigrés, ont pu inquiéter des habitants qui avaient déjà vu leur mode de vie rapidement changer, et leurs traditions tout à la fois remises en cause et symboliquement réaffirmées à des fins de construction nationale. Sans compter que la confrontation avec des puissances étrangères et avec de grandes entreprises mondialisées aux intérêts bien définis n’est évidemment pas plus aisée pour le Groenland que pour un pays comme la France et pour ses 65 millions d’habitants…

À cette aune, les mouvements politiques ou citoyens qui ont pu secouer récemment le Groenland ne sont guère étonnants. Non qu’ils puissent être caractérisés par une instabilité chronique, bien au contraire : on a vu déjà que le parti Siumut est à ce jour resté à la tête du pays quasiment sans discontinuité depuis l’adoption de l’Autonomie interne (Home Rule) en 1979. Mais l’importance inédite des manifestations organisées à Nuuk, à l’occasion des débats sur l’uranium puis beaucoup plus récemment au moment où éclatait le scandale politico-financier qui allait mener à la chute du gouvernement Hammond, n’en illustre pas moins les revendications et inquiétudes montantes de l’électorat. Des revendications et inquiétudes qui ne sont logiquement plus adressées au Danemark mais bel et bien à la classe dirigeante groenlandaise elle-même, et dont rien ne dit qu’elles n’auront pas d’effet en termes de cohérence ou de sécurité juridiques – surtout lorsque les majorités ne sont constituées, presque nécessairement vu le nombre limité de parlementaires, que sous la forme de coalitions ne disposant que d’une à deux voix d’avance.

Surtout, ce sont bien les difficultés d’ordre social qui se font aujourd’hui le plus cruellement sentir. Elles rendent difficiles autant l’établissement d’une conversation nationale apaisée que la poursuite de réformes et la mise en place de nouvelles politiques économiques, quelles qu’elles soient. D’après les chiffres avancés lors du discours des voeux de la Première sortante pour l’année 2014, le Groenland compte environ 700 personnes dont la situation personnelle ne leur permet d’intégrer aucun dispositif d’accompagnement vers l’emploi ou de création d’emploi. 3 000 personnes « bénéficient » d’un mécanisme de retraite anticipée. Plus de 3 000 personnes seraient au chômage – soit 10 % environ de la population active.

Lors de son déplacement, votre rapporteur a pu constater que le ressenti de plusieurs de ses interlocuteurs sur cette question précise du chômage était plus sévère encore que les chiffres des autorités : le taux de 15 % a pu être évoqué, et jusqu’à plus de 20 % pour la seule capitale. Il faut dire que même pour les hommes et les femmes intégrés à l’emploi, la situation est souvent loin d’être facile. La « flexibilité » et la saisonnalité sont les deux maîtres mots. Tel chauffeur de taxi sera en réalité un pêcheur ayant temporairement délaissé la mer faute d’avoir trouvé suffisamment de prises pour vivre, ou de bateau sur lequel embarquer. Tel autre marin, transportant des visiteurs au plus près des icebergs, sera également menuisier ou maçon une fois revenu à terre. La mission a même pu s’entretenir avec une ressortissante d’origine française, installée à Nuuk depuis de nombreuses années, qui y commença sa vie professionnelle dans une usine de conditionnement de produits de la mer avant de travailler, notamment, dans les services télécom du pays.

On constate par ailleurs que la place de l’élite « danoise » (comprendre les Groenlandais de langue maternelle danoise ou les habitants originaires du Danemark « continental » mais installés au Groenland) n’est pas sans susciter, aujourd’hui encore, l’amertume chez une partie de la population inuit, puisqu’elle demeure détentrice – ou tout au moins gestionnaire – d’une large part des activités économiques d’importance.

À ces problèmes assez classiques d’inégale répartition des richesses s’en ajoutent d’autres, parfois plus spécifiques peut-être au Groenland lui-même. C’est notamment le cas de la très forte taxation qui frappe certains produits d’importation. Le pays compte environ 4 000 voitures : le chiffre paraît évidemment très faible, mais il faut bien mesurer que le Groenland ne dispose d’aucun réseau routier. L’automobile n’est utilisée que dans les villes et leurs abords immédiats. Le nombre de véhicules est donc plus important qu’il n’y paraît vu les circonstances. Or, les taxes frappant les voitures peuvent monter jusqu’à 180 % de leur prix unitaire ! De là découle en partie une dérive dont pâtissent de nombreux ménages groenlandais, à savoir la multiplication des crédits bancaires. Ceux-ci sont très faciles à obtenir puisqu’ils peuvent être proposés, par défaut, à l’ouverture d’un compte. La suite logique en étant que beaucoup se retrouvent victimes de surendettement.

On ne s’étonnera donc pas que les rapports sociaux au Groenland – que l’on pense aux liens entre catégories de populations ou entre individus – puissent être parfois compliqués, voire s’avérer violents. Le mal-être qui touche certains habitants ne s’exprime d’ailleurs pas nécessairement, loin de là, sous la forme de violences commises contre autrui mais d’abord sous la forme de violences commises contre soi-même.

On dénombre officiellement 515 personnes qui se sont donné la mort au Groenland entre 2000 et 2010, soit environ 47 par an. Ramené au nombre d’habitants, cela représente un chiffre plus de cinq fois supérieur au taux moyen annuel constaté en France ; et l’un des chiffres les plus élevés au monde en la matière. Les hommes sont, de loin, les plus concernés. Ils se suicident environ trois fois plus que les femmes. Les jeunes hommes seraient encore plus durement touchés par le fléau, dont les conséquences excèdent très largement le cadre familial ou individuel : il s’agit rien de moins que d’une épidémie, considérée comme telle par les pouvoirs publics. Le mot lui-même apparaissait d’ailleurs à trois reprises dans l’accord de coalition du gouvernement sortant, au chapitre de la prévention mais aussi à celui de la recherche : « la recherche relative à notre mode de vie, à notre nourriture, à notre santé, et en particulier aux suicides est importante et doit être renforcée ». Klaus Jorgen Hansen, ancien directeur de l’université de Nuuk et anthropologue, déplore même que « pas une famille au Groenland n’est épargnée »de loin ou de près par les suicides, les tentatives de suicides ou autres morts violentes. Les accidents mortels sont eux-mêmes plus d’une fois et demie plus nombreux qu’en France.

Ce terrible phénomène ne suffit pas cependant à expliquer la tendance baissière de la population du Groenland (Statistics Groenlandestime qu’elle devrait descendre jusqu’à 55 538 individus en 2024, 54 269 en 2034 et jusqu’à 53 354 en 2040). Le solde migratoire négatif en est le principal facteur, principalement – quoique non exclusivement – chez les jeunes adultes, et plus particulièrement encore chez les jeunes femmes. Il faut dire que ces dernières sont aujourd’hui bien plus nombreuses que les jeunes hommes à entreprendre des études longues, lesquelles les amènent bien souvent à quitter le Groenland pour poursuivre leur formation au Danemark ou ailleurs dans le monde, principalement dans les autres pays nordiques.

L’offre de formations de l’Université du Groenland peut d’ailleurs sembler paradoxale. Alors que les besoins du pays dans les matières scientifiques et en ingénierie paraissent évidents, a fortiori s’il souhaite poursuivre la diversification de son économie, l’Université du Groenland ne propose elle-même quasiment aucune formation dans ces domaines et se concentre sur les sciences humaines et sociales (on saluera toutefois la création de l’école groenlandaise des minéraux et du pétrole à Sisimiut en 2011). Même s’il est évidemment hors de question de remettre en cause l’importance et la valeur de ces disciplines, il paraît tout aussi évident que celles-ci ne permettront pas à elles seules de former des générations à l’éducation suffisamment poussée et diversifiée pour prendre en charge l’ensemble des défis auxquels l’île doit faire face. D’autant que les étudiants qui achèvent leurs études à l’étranger sont très loin de tous rentrer au Groenland après avoir obtenu leurs diplômes : le pays subit ainsi une véritable fuite des cerveaux, évoquée jusque dans le troisième numéro 2014 du magazine d’Air Greenland, Suluk, dans un article promouvant les efforts de la compagnie pour inciter les jeunes groenlandais à revenir au pays en leur proposant stages et emplois.

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