GEOGRAPHIE HUMAINE

L’Union européenne, colonie du monde numérique ?

SENAT

Rapport d’information de Mme Catherine MORIN-DESAILLY, fait au nom de la commission des affaires européennes

 

L’humanité a connu deux révolutions cognitives avec l’apparition de l’écriture puis l’invention de l’imprimerie. La création de l’internet, réseau des réseaux, représente assurément pour le monde une troisième révolution, analogue à l’invention de l’imprimerie, avec les formidables potentialités qu’elle recèle et en même temps les tensions inévitables qui en découlent. Plusieurs penseurs s’accordent à reconnaître la nature de cette révolution, à commencer par Michel Serres. Le sémiologue italien R. Simone le confirme à son tour dans son dernier livre qui nous rappelle que nous sommes désormais « Pris dans la Toile ».

L’internet n’est pas le fruit d’une interconnexion de réseaux nationaux. Sa vocation globale tient à son essence même : il s’agit simplement de standards et de protocoles techniques d’interconnexion publics qui permettent la construction progressive d’un espace transfrontière partagé, que l’on pourrait comparer à l’océan, comme le fait M. Joël de Rosnay qui nous appelle à « Surfer la vie ». Alors que la géographie politique internationale se compose d’États, dont la souveraineté repose sur des frontières de conception westphalienne, le cyberespace dessine une géographie nouvelle. La domination sur le web de quelques grands acteurs privés américains, qui deviennent des rivaux des États, pose la question de la place qui revient à l’Europe dans cette nouvelle géographie.

Car l’échelon national n’est assurément pas l’échelon pertinent pour appréhender la révolution numérique : seule l’Union européenne (UE) a la masse critique pour peser dans le cyberespace. Et il est frappant de constater que, même sur ce sujet, le Gouvernement raisonne de manière tellement franco-française : la feuille de route dressée lors du séminaire gouvernemental du 28 février 2013 semble largement ignorer le contexte européen. Ainsi, le Gouvernement annonce une prochaine loi de protection des données personnelles, alors même qu’un règlement européen, donc d’application directe, est en cours de négociation sur ce même sujet au niveau de l’Union européenne. De même, il est surprenant que la ministre de la culture ait intitulé la mission qu’elle a confiée l’été dernier à M. Lescure « Exception culturelle, acte II », comme si notre pays était seul face au risque d’une marchandisation de la culture et que l’objectif européen de diversité culturelle ne constituait pas un cadre porteur pour la culture française. Le numérique déborde le cadre national : c’est au minimum à l’échelle européenne qu’une action publique peut utilement s’organiser en ce domaine.

C’est avec cette conviction, acquise par plusieurs années de travail au sein de votre commission des affaires culturelles et à la tête du groupe de travail Médias et nouvelles technologies, que votre rapporteure a rejoint votre commission des affaires européennes fin 2011. Elle se félicite que cette commission lui ait confié le soin d’établir un rapport d’information sur la gouvernance européenne du numérique afin d’explorer la possibilité et les modalités d’une régulation publique, à l’échelle européenne, de la révolution numérique. Que le président de la commission des affaires européennes, M. Simon Sutour, en soit ici remercié.

Après six mois de travaux et plus de soixante-dix auditions de penseurs et d’acteurs politiques, économiques et culturels impliqués dans le numérique, qu’elle a rencontrés à Paris et à Bruxelles et qu’elle remercie pour leur précieuse contribution, votre rapporteure est encore plus convaincue de la nécessité d’appeler à une prise de conscience collective de ce qui se joue pour l’Europe avec la révolution numérique : l’Europe est en passe de devenir une colonie du monde numérique, à la fois parce qu’elle devient dépendante de puissances étrangères et parce qu’il n’est peut-être pas exagéré de dire que le sous-développement la guette.

L’économie numérique connaît une croissance spectaculaire mais elle constitue aussi un levier de croissance désormais identifié. C’est pourquoi l’Union européenne s’est dotée d’une stratégie numérique, dont l’objectif principal est la constitution d’un marché unique numérique. Mais qui se soucie de savoir si l’Union européenne sera consommatrice ou productrice sur ce marché ? L’Union européenne a-t-elle pris la mesure politique de l’enjeu de civilisation qui se joue dans le numérique ?

Effectivement, le numérique défie la vieille Europe : il ébranle la puissance économique traditionnelle en captant la valeur et en bouleversant secteurs et marchés ; il se joue de l’impôt et exploite la concurrence fiscale entre États membres de l’Union européenne ; il défie les règles de droit et fait advenir dans le cyberespace des règles concurrentes  aux règles étatiques. Ces défis sont d’une importance majeure pour l’Union européenne car ils la menacent de perdre la maîtrise de ses données, élément pourtant central de son indépendance et de sa liberté, et car ils mettent en péril la survie de l’esprit européen dans le monde numérique, posant finalement la question de l’avenir de la civilisation européenne.

C’est donc à un sursaut qu’appelle ce rapport : l’Union européenne doit se polariser autour de l’objectif politique de reconquête de sa souveraineté numérique. C’est en misant sur son unité qu’elle pourra peser de tout son poids dans le cyberespace, orienter la gouvernance mondiale de l’internet, monétiser l’accès à son marché de 500 millions de consommateurs et reprendre la main sur les données personnelles des Européens. Mais il faut aussi, et parallèlement, faire de l’Union européenne une opportunité pour l’industrie numérique européenne, seul socle véritablement solide de souveraineté dans le cyberespace où la puissance naît de la synergie entre acteurs publics et privés : pour cela, il convient d’ouvrir des marchés à nos start-up numériques et d’encourager la transition vers le numérique des entreprises européennes.

Ce rapport n’est assurément pas exhaustif tant le numérique révolutionne tout et offre un champ immense d’investigation et de réflexion. Il ne vient pas alimenter les peurs ni occulter tout le bien-être social qui résulte du net : simplification de la vie quotidienne, démocratisation du savoir, établissement de nouveaux liens sociaux, accélération de la recherche d’emploi, potentiel d’accompagnement des personnes handicapées… Mais il vise à prendre un point de vue politique sur les mutations en cours en les abordant de manière transversale et globale et en les resituant dans une perspective géopolitique. De ce point de vue, il vient sonner le tocsin avant qu’il ne soit trop tard.

LE NUMÉRIQUE, UN GISEMENT DE CROISSANCE BIEN IDENTIFIÉ PAR L’UNION EUROPÉENNE

Le potentiel de croissance que recèle le numérique est aujourd’hui bien documenté, y compris par la Commission européenne elle-même qui en fait l’un des facteurs de succès de la stratégie Europe 2020.

LE NUMÉRIQUE, GISEMENT DE CROISSANCE

L’Union européenne, dont les États membres se concentrent sur la remise en ordre de leurs finances publiques, peine à dégager une croissance suffisante: l’impact restrictif de politiques d’austérité budgétaire menées concomitamment dans plusieurs États européens a été sous-estimé par le Fonds monétaire international (FMI) lui-même. Le Fonds a reconnu que le multiplicateur budgétaire retenu pour ses prévisions était visiblement trop élevé dans un contexte où la Banque centrale ne peut compenser les restrictions budgétaires, tant les taux d’intérêt sont déjà bas, et où les ménages et entreprises cherchent en même temps que l’État à se désendetter.

C’est pourquoi le numérique, qui offre la perspective d’un nouveau levier de croissance, apparaît comme une opportunité économique majeure.

Les dernières études disponibles en France attestent effectivement de l’impact d’Internet sur l’économie : ainsi, dans un rapport de mars 2011, le cabinet de conseil Mac Kinsey a révélé le poids, dans l’économie française, du secteur numérique, entendu comme regroupant les services et infrastructures de télécommunications via IP, les matériels et logiciels informatiques liés à Internet, et les activités économiques ayant le web pour support. Le rapport de l’Inspection générale des Finances (IGF) publié en 2012 a estimé ce poids de l’économie numérique à 5,2 % du PIB français et 1,15 million d’emplois en 2009 : ainsi,en France, la filière Internet pèse d’ores et déjà plus lourd que l’énergie, les transports ou l’agriculture, en valeur ajoutée !

À cette contribution directe de la filière numérique à l’économie, s’ajoutent ses effets indirects (achats réalisés dans les réseaux physiques de distribution mais préparés en ligne). Si bien que, selon Mac Kinsey comme pour l’IGF, Internet a contribué au quart de la croissance en 2010 et, dans les mêmes proportions, à la création nette d’emplois en France sur la période 1995-2010. Cette création de valeur par le web repose sur la forte corrélation constatée entre l’intensité d’utilisation du web et la performance des entreprises, en termes de croissance, d’exportation et de rentabilité.

Surtout, Mac Kinsey anticipe un doublement de la contribution d’Internet au PIB français d’ici 2015, notamment grâce à l’apparition de nouveaux services dont le cloud computing qui permet l’accès viaInternet, à la demande et en libre-service, à des services de stockage, d’utilisation et de traitement de données informatiques accessibles à distance. De même que le web met l’information à la disposition de tous et partout, l’informatique en nuage rend la puissance de calcul disponible à tout un chacun où qu’il se trouve : en mutualisant ainsi infrastructures et compétences, les utilisateurs du cloud n’ont plus à consentir de gros investissements pour satisfaire leurs besoins propres et peuvent accéder à leurs données de partout avec une simple connexion Internet. Selon la Commission européenne, une stratégie européenne permettant d’exploiter le potentiel de l’informatique en nuage générerait des bénéfices de l’ordre de 160 milliards d’euros par an pour l’économie. Le développement ducloud offre donc un potentiel d’économie pour les entreprises, notamment les plus petites, et il fera sans doute apparaître des services nouveaux et des modèles d’affaires nouveaux, comme le paiement à l’usage.

Ainsi, la filière Internet devrait permettre en France la création nette d’emplois d’environ 450 000 emplois directs et indirects à l’horizon 2015.

Les perspectives de l’économie Internet de l’OCDE 2012 confirment que, non seulement en France mais dans toute la zone OCDE, l’internet est devenu un secteur d’activité à part entière de plusieurs milliards de dollars, mais que c’est aussi une infrastructure indispensable à une part importante de l’économie mondiale :« ce qui est clair, c’est que l’internet devient une infrastructure essentielle, qui révolutionne l’activité économique et sert de plateforme pour l’innovation ».

Le numérique, une opportunité à saisir pour toute l’économie

Selon le rapport de l’IGF, près de 80 % de l’économie française sont concernés par l’économie numérique : ce chiffre impressionnant est obtenu en cumulant les entreprises qui forment le coeur de l’économie numérique (le premier cercle), les secteurs transformés par la numérisation de l’économie (tels l’édition, la presse, la finance, la publicité, le tourisme…) et enfin les secteurs dont la productivité a crû significativement grâce aux TIC (ce troisième cercle englobant 60 % de l’économie). Votre rapporteure juge très parlante cette représentation en cercles concentriques qui vont chacun en s’élargissant. Conçue en France, cette représentation vaut également pour l’ensemble de l’Union européenne, qui connaît une évolution analogue quoique mal quantifiée. C’est pourquoi elle est reproduite ci-après:

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Cette diffusion du numérique dans toute l’économie se constate de la même manière à l’échelle européenne : selon la Commission européenne, dans sa communication de 2010 sur la stratégie numérique pour l’Europe, « les TIC représentent une part non négligeable de la valeur ajoutée totale dans des secteurs industriels qui font la puissance de l’Europe, tels que l’automobile (25 %), les appareils électriques (41 %) ou la santé et la médecine (33 %) ».

Il se confirme ainsi que la création de valeur issue d’Internet ne vient pas tant des entreprises dont l’activité se cantonne à la Toile que des entreprises de tous les secteurs traditionnels qui se développent grâce aux technologies de l’internet : selon le rapport Mac Kinsey déjà cité, 75 % de la valeur ajoutée d’Internet a été créée dans des entreprises qui ne sont pas des pure players du web. Ainsi, la contribution d’Internet au PIB excède largement la valeur ajoutée de la seule Net-économie.

La révolution numérique représente donc, pour toute l’économie européenne, une opportunité extraordinaire à saisir. Votre rapporteure a été particulièrement sensibilisée à cet enjeu pour deux domaines, l’énergie et la santé, qui coïncident avec deux grands défis à venir pour l’Union européenne : la lutte contre le réchauffement climatique et le vieillissement de la population.

M. Joël de Rosnay, qui conseille la présidente de la Cité des sciences et de l’industrie, a particulièrement attiré l’attention de votre rapporteure sur les perspectives ouvertes par le mariage entre le numérique et les réseaux électriques. À l’heure où l’Union cherche à lutter contre le changement climatique en améliorant son efficacité énergétique et en réduisant ses émissions de CO2, le numérique appelle à repenser notre système énergétique.

Aujourd’hui, l’alimentation énergétique dans l’Union européenne est subie et largement issue des énergies fossiles, principalement le pétrole et le nucléaire : nous sommes ainsi soumis à un pouvoir énergétique que l’on pourrait dire descendant ou top-down. Nous ne pouvons pas échanger d’énergie entre nous. Et nous raisonnons filière énergétique par filière énergétique. Ce schéma est aujourd’hui dépassé.

De plus en plus, l’électricité résultera d’un mix énergétique faisant intervenir, outre le nucléaire, une dizaine d’énergies (photovoltaïque, géothermie, biomasse, hydroélectrique, éolien, énergie des vagues, des courants, des marées …). Or nombre de ces énergies renouvelables sont intermittentes et l’électricité ne peut guère être stockée. Si les moyens de production d’électricité sont de plus en plus variables et que la production décentralisée se développe, il faut nécessairement faire communiquer entre eux les multiples sites de production. Alors que l’équilibre en temps réel est aujourd’hui assuré en adaptant la production à la consommation, nous devons évoluer vers un système où l’ajustement se fera davantage par la demande, faisant ainsi du consommateur un véritable acteur. Le numérique le permet.

Les technologies de l’information et de la communication ont d’abord permis au réseau téléphonique de transporter des données. Désormais, ce sont les réseaux électriques qui peuvent, en intégrant ces technologies numériques, devenir communicants donc intelligents, devenant des smart grids. Cette communication entre les différents points des réseaux permet de prendre en compte les actions des différents acteurs du système électrique, et notamment des consommateurs. L’objectif est d’assurer l’équilibre entre l’offre et la demande à tout instant avec une réactivité et une fiabilité accrues et d’optimiser le fonctionnement des réseaux.

Actuellement le réseau de transport d’électricité est déjà communicant, notamment pour des raisons de sécurité d’approvisionnement. En revanche, les réseaux de distribution sont faiblement dotés en technologies de la communication, en raison du nombre très important d’ouvrages (postes, lignes, etc.) et de la quantité de consommateurs raccordés à ces réseaux. L’enjeu des smart grids se situe donc principalement au niveau des réseaux de distribution. La gestion des réseaux électriques, jusqu’à présent centralisée et unidirectionnelle, allant de la production à la consommation, sera demain répartie et bidirectionnelle.

Cette révolution numérique du système énergétique est pleine de promesses : elle permettra de prendre en compte les actions des acteurs du système électrique, tout en assurant une livraison d’électricité plus efficace, économiquement viable et sûre. Ainsi, s’annoncent à la fois une réduction des consommations, une maîtrise du prix de l’énergie, une plus grande autonomie européenne en ce domaine et une forme nouvelle de démocratie énergétique, où l’ensemble des acteurs seront en interaction.

Dès 2008, le président Obama a misé sur un investissement massif dans les smart grids pour relancer l’économie américaine. L’Union européenne commence elle aussi à se mobiliser : en novembre 2011, a en effet été lancé le programme GRID4EU (grid for EU) qui rassemble un consortium de six distributeurs européens (ERDF, ENEL, Iberdrola, CEZ, Vattenfall et RWE) pour préparer le développement des réseaux électriques de demain. Financé à hauteur de 25 M€ par la Commission Européenne, ce programme, dont le coût est évalué à 54 M€, est le plus important financé par l’Union Européenne dans le domaine des réseaux intelligents.

D’ores et déjà, ERDF, dont votre rapporteure a entendu la présidente, Mme Michèle Bellon, a planifié le déploiement de 35 millions de compteurs communicants dans les dix prochaines années. C’est en septembre 2011 qu’a été décidée, par le précédent gouvernement, la généralisation de ces compteurs, qui permettront notamment le pilotage des appareils de la maison pour maîtriser les consommations et le budget et pour programmer l’effacement de certains appareils en cas de pointe de production électrique. Si la France dispose d’une avance technologique en ce domaine, c’est toute l’Union européenne qui tirerait profit de la généralisation de ces compteurs intelligents : en effet, c’est au niveau de la plaque électrique européenne que se joue le potentiel considérable qu’offre la complémentarité entre électricité et numérique. La présidente d’ERDF préside d’ailleurs l’association des distributeurs européens d’électricité pour les smart grids (EDSO for smart grids) qui réunit 31 opérateurs de 17 États membres de l’Union européenne déterminés à coopérer pour faire des smart grids une réalité.

Le programme GRID4EU

Le programme GRID4EU contribuera à expérimenter le potentiel des smart grids dans le domaine de l’intégration des énergies renouvelables, du développement des véhicules électriques, de l’automatisation des réseaux, du stockage de l’énergie, de l’efficacité énergétique et des solutions d’effacement.

Il repose sur six projets qui seront testés pendant quatre ans dans chaque pays européen représenté dans le consortium. Des actions transverses de recherche et de partage des résultats sont aussi prévues entre les différents distributeurs concernés.

GRID4EU s’appuie également sur les compétences d’autres partenaires industriels et scientifiques : il fédère ainsi une trentaine de partenaires en provenance d’une dizaine de pays de l’Union européenne.

C’est notamment dans le cadre de ce programme qu’ERDF participe à NiceGrid, projet pilote mené à Nice.

De même, les technologies numériques ouvrent des perspectives particulièrement prometteuses dans le domaine de la santé. Leur utilisation peut en effet améliorer la qualité et l’efficience des soins, réduire les dépenses de fonctionnement et renouveler entièrement les modes de délivrance des soins. Par exemple, la télésanté peut permettre la délivrance de soins dans des zones, comme les zones rurales, où les ressources et l’expertise en soins de santé font défaut. Les dossiers de santé électroniques sont censés permettre un accès rapide et une meilleure transmission de l’information médicale dans tout le spectre des soins de santé, ce qui devrait accroître la réactivité et l’efficience des soins qui sont dispensés aux patients.

Mais, si la mise en place du dossier médical personnalisé souffre en France d’une démarche trop centralisée et d’un manque de pilotage politique, la santé mobile (ou« m-santé ») offre encore plus de potentialités : de nouvelles générations d’objets (tensiomètre, glucomètre, balance, capteurs, babyphone…) connectés au téléphone mobile permettent de recueillir en temps réel des données médicales ou paramédicales et de les transmettre éventuellement aux professionnels de santé. Votre rapporteure a elle-même eu l’occasion, lors du dernier forum Netexplo qui s’est tenu à Paris, de remettre le grand prix 2013 à une jeune chercheuse chinoise, Mme Nanshu Lu, ayant mis au point une forme de timbre transdermique électronique (electronic tatoo) résistant à l’eau et capable de mesurer des données biologiques humaines (température, rythme cardiaque, humidité, activité des muscles…). M. Bernard Benhamou, délégué aux usages de l’internet, a indiqué à votre rapporteure que ces objets de la m-santé sont, avec ceux liés à la maîtrise de l’énergie (comme le thermostat intelligent commercialisé aux États-Unis), les deux catégories d’objets qui connaissent la plus forte croissance. Ces objets médicaux connectés, dont le développement est beaucoup moins onéreux que celui des dispositifs médicaux actuels, contribueront à la prévention des pathologies, diminuant ainsi le coût des traitements, et permettront la surveillance à distance des malades, ce qui évitera les déplacements jusqu’au laboratoire et allègera les dépenses d’hospitalisation. Ainsi, toute l’économie de la santé pourrait être reconfigurée, des laboratoires jusqu’aux assureurs. Ces innovations nourrissent l’espoir d’une maîtrise des dépenses publiques de santé.

Pour améliorer le potentiel de contribution du numérique à l’économie européenne, il convient donc à la fois de renforcer le poids du coeur de l’économie numérique et d’améliorer l’effet de diffusion du numérique dans les secteurs utilisateurs.

Néanmoins, comme le souligne opportunément l’IGF dans son rapport, « approfondir la diffusion du numérique dans l’économie (…) sans renforcer les secteurs du coeur de l’économie numérique reviendrait à creuser le déficit commercial en augmentant la demande de biens produits aux États-Unis ou en Asie ».

Cette remarque pertinente implique, à l’échelle européenne, de ne pas seulement promouvoir l’usage des TIC dans l’Union européenne mais aussi de chercher ardemment à consolider la place des entreprises européennes dans le coeur de l’économie numérique, qui est constitué de composantes hétérogènes recensées ainsi par l’IGF : technologies de base et infrastructures, services de télécommunications, applications et services informatiques, économie du net.

Quelle stratégie l’Union européenne développe-t-elle en matière numérique ?

AGENDA NUMÉRIQUE DE L’UNION EUROPÉENNE : PRIORITÉ AU CONSOMMATEUR EN LIGNE

L’ambition de l’Union européenne : un marché unique digital

L’Union européenne a bien identifié le secteur numérique comme l’un des piliers de la croissance de demain et l’une des réponses aux défis à venir. Elle en a fait l’un des sept axes majeurs constitutifs de la stratégie Europe 2020qui a été lancée en mars 2010 pour promouvoir une croissance « intelligente, durable et inclusive ».En effet, selon la Commission, le secteur des TIC génère directement 5 % du PIB européen mais contribue à l’augmentation de la productivité dans des proportions bien supérieures, à hauteur de 20 %.

La « stratégie numérique pour l’Europe » a été formalisée en mai 2010 dans une communication de la Commission européenne dont l’ambition principale est de mettre fin à la fragmentation des marchés numériques au sein de l’Union européenne : la Commission estime que les Européens « ne peuvent accepter qu’un marché unique, conçu avant l’avènement de l’internet, soit encore aussi incomplet en ligne ». Effectivement, le fondement juridique principal de l’action de l’Union européenne en ce domaine reste l’article 26 du TFUE qui établit les quatre libertés de circulation (marchandises, personnes, services et capitaux), et, subsidiairement, son article 170 qui prévoit le déploiement de réseaux transeuropéens de télécommunications.

Dans la perspective d’un marché unique numérique dont elle estime que la réalisationpourrait faire croître le PIB de l’Union européenne de 5 % d’ici 2020, la Commission européenne a identifié plusieurs obstacles et, pour y remédier, recensé 100 actions-clefs qui composent l’Agenda numérique :

– le cloisonnement des marchés numériques : pour mieux faire circuler les contenus et services en ligne, il importe de faciliter les paiements, la facturation électronique, l’authentification électronique et le règlement des litiges, de donner confiance par une amélioration de la protection des données personnelles, mais aussi de simplifier la gestion des droits d’auteur et développer des services paneuropéens d’accès aux contenus (notamment culturels) en ligne. D’ici 2015, la part des adultes ayant effectué en ligne des achats auprès d’un autre pays de l’Union européenne devrait passer de 8 % en 2009 à 20 % et 33 % des PME devraient effectuer du commerce en ligne (contre 12 % en 2008 vendant en ligne) ;

– le manque d’interopérabilité : pour rendre interopérables services et produits à travers l’Union, un effort de coordination doit permettre de déployer des normes et des plateformes communes et ouvertes ;

– la défiance née de la cybercriminalité : il s’agit de sécuriser les réseaux face aux nouveaux risques, depuis l’exploitation des enfants jusqu’aux attaques informatiques, en passant par la fraude en ligne ;

– le manque d’investissement dans les réseaux : l’ambition affichée est le haut débit pour tous dès 2013, à l’aide de réseaux filaires et sans fil, ainsi que le déploiement des réseaux à très haut débit de nouvelle génération (selon les chiffres de la Commission datés de juillet 2009, le taux de pénétration de la fibre optique jusqu’à l’abonné était de 1 % en Europe, contre 15 % en Corée). La Commission a fixé l’objectif d’assurer, d’ici à 2020, l’accès de tous les Européens à des connexions à un débit supérieur à 30 mégabits par seconde (mbps), et l’accès de la moitié des foyers à des connexions de plus de 100 mbps ;

– l’insuffisance des efforts de recherche et innovation : il s’agit pour l’Union européenne de mieux transformer l’avantage intellectuel conféré par la recherche en avantage concurrentiel procuré par des innovations axées sur le marché. Les dépenses consacrées à la R&D liée aux TIC étaient en 2007 deux fois moindres dans l’Union européenne qu’aux USA. L’objectif fixé est de doubler les dépenses publiques de R&D dans les TIC pour les porter à 11 Mds d’euros ;

– le manque de compétences numériques : les États membres doivent remédier à la pénurie de qualifications professionnelles en TIC et au déficit de culture numérique, particulièrement chez les plus âgés, les moins qualifiés ou les plus défavorisés ;

– les occasions manquées de relever des défis sociétaux : il s’agit d’exploiter le potentiel qu’offre le numérique pour adresser les défis tels que le changement climatique, le poids croissant des dépenses de santé lié au vieillissement de la population, l’insertion des personnes handicapées, l’administration en ligne, la mise à disposition du patrimoine culturel européen…

Depuis l’adoption de cette stratégie numérique, le Conseil européen et le Parlement européen ont appelé à renforcer le rôle prépondérant de l’Union européenne dans le secteur numérique et à achever le marché unique numérique d’ici 2015. Un réexamen de cette stratégie a ainsi donné lieu à son actualisation en décembre 2012. Pour 2013, la commissaire Mme Neelie Kroes, vice-présidente de la Commission européenne en charge de la stratégie numérique, entend mettre l’accent sur deux priorités : augmenter les investissements dans le haut débit et maximiser la contribution du secteur numérique à la relance de l’Europe.

Les actions à mener relèvent essentiellement de compétences partagées entre l’Union européenne et ses États membres. Dans la mesure où l’Union européenne est compétente, les actions identifiées peuvent bénéficier du soutien de fonds européens :

– les fonds structurels (notamment le Fonds européen de développement régional ou FEDER) et le fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) contribuent au développement des technologies de l’information et de la communication sur le territoire européen, même s’il reste difficile de chiffrer précisément cette contribution ;

– le 7ème programme-cadre de recherche et développement, doté de plus de 50 milliards d’euros pour la période 2007-2013, finance spécifiquement la recherche en matière de TIC, et son successeur après 2014, le programme budgétaire Horizon 2020, pourrait être doté encore plus largement ;

– le programme-cadre pour la Compétitivité et Innovation (PCI), auquel est allouée une enveloppe de 3,6 milliards d’euros pour la période 2007-2013, comprend une ligne spécifique au secteur des TIC  destinée à encourager une plus grande adoption des services fondés sur des TIC innovantes et l’exploitation des contenus numériques dans toute l’Europe par les citoyens, les gouvernements et les entreprises, en particulier les PME. Ce programme sera bientôt fondu dans le nouveau programme COSME pour la compétitivité des PME, dans le futur cadre financier pluriannuel 2014-2020 ;

– la Banque Européenne d’Investissement peut également être sollicitée pour octroyer des prêts en appui des projets d’investissement dans les réseaux numériques européens ;

– enfin, pour la période 2014-2020, un nouveau« mécanisme pour l’interconnexion en Europe » doit contribuer, par un système de garantie apportée aux projets privés, au déploiement des réseaux, notamment de télécommunications ; mais le compromis obtenu au Conseil européen du 8 février 2013 ne prévoit qu’une enveloppe d’un milliard d’euros sur sept ans pour les réseaux numériques, les États membres étant convenus de donner la priorité aux réseaux de transport (qui recevront 23 milliards d’euros sur la période)…

En tout état de cause et malgré ce soutien financier, l’avancement de nombreuses actions-clefs de l’agenda numérique n’est pas aussi rapide que le souhaiterait Mme Neelie Kroes. Il faut reconnaître que cet avancement dépend largement des politiques nationales et que le rythme de progression diffère dans chaque État membre. Par exemple, chaque État membre n’est pas prêt à consentir le même effort de recherche publique pour favoriser, par effet multiplicateur, une hausse des dépenses privées dans les TIC. De ce fait, malgré d’incontestables progrès enregistrés en termes d’usage du web à travers l’Union européenne, la Commission reconnaît qu’il reste beaucoup à faire pour enclencher le cercle vertueux liant infrastructures, contenu, services, marché et innovation. Elle rappelle qu’une pleine mise en oeuvre de l’Agenda numérique augmenterait de 5 % le PNB de l’Union européenne sur les huit ans à venir.

Un défaut de stratégie politique

En créant à partir de 2004 un poste decommissaire en charge du numérique, la Commission européenne a fait oeuvre de pionnier : sont ainsi manifestés à la fois l’importance du changement qu’induit le numérique et son caractère transversal. Les administrations nationales des États membres résistent encore à ce mouvement de décloisonnement. En France notamment, l’action publique en matière numérique est particulièrement morcelée, comme l’a regretté dès 2007 notre collègue M. Bruno Retailleau dans son rapport sur la régulation à l’ère numérique : comme il l’a rappelé à votre rapporteure lors de leur rencontre, M. Retailleau proposait la création d’un Commissariat au numérique, pôle d’expertise et d’initiative, rattaché au Premier ministre et ayant l’autorité sur de nombreux services ministériels pour créer entre eux une synergie dynamique et sortir des logiques ministérielles antagonistes, notamment entre les pôles industrie et culture. Ce n’est pas l’option qu’a retenue le Gouvernement puisque la Ministre déléguée en charge de l’économie numérique a été placée auprès du ministre du Redressement productif. En revanche, la composition de la Commission européenne répond, au moins facialement, à cette nécessité.

Malgré l’existence de ce commissaire en charge de la stratégie numérique, hier Mme Reding, aujourd’hui Mme Kroes, l’impulsion reste en fait difficile à donner pour concrétiser les ambitions affichées par l’Union européenne dans sa stratégie numérique. La disparité des réalités nationales complique d’ailleurs l’atteinte de certains objectifs chiffrés ; ainsi, les pays d’Europe de l’Ouest sont plus lents à déployer les réseaux de nouvelle génération, en raison des très bonnes performances de la technologie ADSL sur le réseau téléphonique qui maille leur territoire. Au regard de cette diversité des situations nationales, il n’est pas sûr que les modalités de la gouvernance de l’Agenda numérique européen permettent d’assurer son succès.

Le schéma de gouvernance initialement imaginé par la Commissaire Kroes repose sur l’implication collégiale de la Commission et des États membres. Une coordination interne au sein de la Commission doit permettre à un groupe de commissaires d’ajuster efficacement les politiques en jeu pour la mise en oeuvre des actions programmées. Par ailleurs, une coopération étroite avec les États membres est prévue, au travers d’un« groupe à haut niveau ». Cette collaboration avec les États membres est complétée par un dialogue régulier avec les représentants du Parlement européen et par l’engagement des parties intéressées sur certaines mesures concrètes. Un bilan régulier des progrès réalisés donne lieu à débat chaque année, au sein d’une Assemblée numérique en juin. Enfin, la Commission soumet un rapport d’avancement annuel au Conseil européen, conformément à la structure de la gouvernance d’Europe 2020.

Le schéma ci-dessous établi par la Commission européenne dans sa communication de 2010 formalise cette gouvernance ad hoc :

Le cycle de la gouvernance dans le cadre de la stratégie numérique européenne

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Source : Communication de la Commission européenne sur « Une stratégie numérique pour l’Europe », COM (2010) 245 final/2.

À l’usage, il apparaît que le mécanisme de coordination interne à la Commission fonctionne mal et que des cloisonnements persistent au sein de la Commission, empêchant d’appréhender les enjeux numériques de manière transversale. M. Robert Madelin, qui dirige la Direction générale des réseaux de communication, contenu et technologies de la Commission européenne, a évoqué devant votre rapporteure l’existence, au sein du collège des commissaires, de sous-comités pour chaque chapitre de l’agenda Europe 2020 et a reconnu la difficulté qu’il y avait à créer une synergie entre toutes les directions générales de la Commission concernées par le numérique, qui soulève des questions règlementaires mais aussi culturelles, diplomatiques… Par ailleurs, l’implication des États membres semble mal assurée au sein du« groupe de haut niveau ». Selon les informations recueillies par votre rapporteure auprès de la Représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne, ce groupe de haut niveau, présidé par M. Robert Madelin, offre juste à la Commission l’occasion de présenter ses avant projets et de susciter des premières réactions des États membres. Ces derniers y sont théoriquement représentés au niveau de leurs Directeurs généraux, mais en fait à un niveau inférieur.

On compte en général quatre réunions annuelles et la dernière réunion s’est tenue en décembre 2012 et la prochaine est prévue en mars. Et rien ne garantit que la récente initiative de la commissaire de créer un réseau de« champions du numérique » (à raison d’un par État pour faire le lien entre les entreprises numériques et les gouvernements soit à même d’améliorer  la mobilisation des 27 États membres.

Aux yeux de votre rapporteure, la mobilisation du collège de la Commission et celle des États membres sont visiblement insuffisantes, au regard de l’enjeu que représente le numérique pour l’Union européenne.

En ce qui concerne le diagnostic posé par la Commission européenne dans son Agenda numérique, votre rapporteure reconnaît volontiers sa justesse : le marché unique doit être complètement actualisé pour pouvoir entrer dans l’ère de l’internet. La fragmentation du marché européen du numérique empêche les économies d’échelle, ralentit l’investissement dans les nouvelles infrastructures et les nouveaux services et, finalement, réduit le potentiel de croissance. Il est de fait nécessaire de mener la plupart des actions que la Commission a planifiées. Toutefois, le parti retenu est essentiellement celui du consommateur du marché unique : la priorité est de lui donner accès au réseau le plus performant et le plus sûr, de lui donner confiance et de le former pour utiliser Internet, de lui offrir en ligne des services nouveaux, y compris culturels. L’agenda numérique européen vise d’abord à développer une économie autour des usages du numérique. Cette vision que l’on pourrait qualifier d’utilitariste est-elle à la hauteur des enjeux ?

Lors de son audition par votre rapporteure, le président de l’ARCEP (autorité de régulation des communications électroniques et des postes), M. Jean Ludovic Silicani, a de même regretté que le discours européen soit principalement axé sur le déploiement des infrastructures : à ses yeux, ce sujet n’est pas bloquant, la vraie question étant la captation de valeur par les fournisseurs de contenus et d’applications sur ces infrastructures, souvent désignés par l’acronyme anglais OTT (over the top : delivery of content or services over an infrastructure).

Même s’il faut reconnaître que la Commission évoque la nécessité de donner une dimension internationale à la stratégie européenne du numérique, il estdifficile d’y trouver une vision politique de la place que l’Union européenne devrait occuper dans le monde numérique. La Commission ne s’attarde pas sur un point, qu’elle signale tout de même dans sa communication de 2010, mais par une simple note de bas de page, malheureusement : sur les neuf sociétés d’applications TIC figurant sur la liste Financial Times Global 500, une seule est européenne ; et sur les 54 sites web les plus visités en Europe, seulement quatre sont d’origine européenne. Cet état de fait n’est visiblement pas au coeur des préoccupations de la Commission européenne : il est à cet égard significatif qu’aucune donnée statistique ne figure sur la part de marché de l’industrie européenne du numérique, comparée à celle de ses concurrents, ou sur la pénétration des biens et services numériques non européens sur le territoire de l’Union européenne.

M. Jean-Michel Hubert, ancien président de l’Autorité française de Régulation des Télécommunications (ART), l’avait déjà relevé en octobre 2010, dans son rapport au Premier ministrePerspectives pour une Europe numérique, publié quelques mois après l’adoption par le Conseil  européen de la stratégie numérique européenne. Ce rapport s’appuie sur une étude de l’institut Rexecode parue en 2011, qui analyse l’évolution des rapports de force mondiaux sur le marché du numérique. Se fondant sur la structuration en couches du marché numérique, des réseaux jusqu’aux contenus, les schémas suivants permettent de visualiser immédiatement lerecul que connaît l’Union européenne par rapport aux autres grandes zones mondiales, recul surtout marqué sur deux segments de l’économie numérique : les équipements d’une part, secteur où l’Union européenne cède du terrain face à la concurrence asiatique ; les services intermédiaires ensuite, pour lesquels l’Union européenne se fait très largement distancer par les États-Unis et qui offrent en moyenne les taux de marge nette les plus élevés.

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Source : Rapport au Premier ministre de J.-M. Hubert, Perspectives pour une Europe numérique, octobre 2010.

Appelant à resituer la stratégie numérique de l’Union européenne dans le contexte de la mondialisation, il y soulignait que la Chine avait décidé de concrétiser la convergence des trois domaines – télécoms, audiovisuel et Internet – dans un même programme technologique et industriel, soutenu par une politique renforcée, fiscale, financière et d’achat public. Pour défendre une telle vision stratégique, il s’appuyait sur le rapport que M. le professeur Mario Monti avait remis en mai 2010 au président de la Commission européenne J.-M. Barroso proposant Une nouvelle stratégie pour le marché unique : « Ce n’est plus un tabou. Les dirigeants européens débattent de nouveau des avantages et des limites d’une politique industrielle active. Le regain d’intérêt manifesté à l’égard de la politique industrielle va de pair avec une évolution parallèle consistant en une nouvelle prise de conscience de l’importance de l’industrie manufacturière pour l’économie européenne et l’expression d’une large inquiétude au sujet de la profonde transformation que la crise fait subir à la base industrielle européenne. »

Il faut reconnaître une certaine évolution de la Commission européenne depuis lors : le discours de la Commissaire Kroes s’est progressivement infléchi. Elle commence à évoquer publiquement la nécessité d’un projet industriel en matière numérique. La communication sur la politique industrielle publiée en octobre 2012 à l’initiative du commissaire Tajani, en charge de l’industrie, illustre cette inflexion. Dans la communication de la Commission européenne du 18 décembre 2012 qui actualise la stratégie numérique, on peut aussi lire :« L’Europe a besoin d’une base industrielle solide dans le domaine des TIC car ces dernières constituent à la fois un secteur d’activité à part entière et un vecteur d’innovation et de productivité pour de nombreux autres secteurs, de l’industrie manufacturière à l’énergie, aux transports et aux soins de santé. » D’ailleurs, M. Robert Madelin a fait montre d’une grande lucidité à cet égard, indiquant à votre rapporteure que la survie de la présence européenne sur la place de marché mondiale était en jeu.

Il est vrai que l’impact de la faiblesse européenne sur le net dépasse largement l’enjeu d’une guerre économique sectorielle car l’industrie numérique n’est pas une industrie comme les autres dans la mesure où elle représente aussi l’avenir de nos industries traditionnelles : derrière la domination d’Internet par d’autres acteurs qu’européens, se profile le risque d’une Union européenne en voie de sous-développement dans le monde numérique, monde dans lequel tout ce qui relève aujourd’hui du monde physique bascule progressivement.

Certes, la Commission estime, dans sa stratégie numérique pour l’Europe de 2010, que « le développement de réseaux à haut débit aujourd’hui est aussi révolutionnaire que le développement des réseaux électriques et de transport il y a un siècle ».Mais il n’est pas sûr que cette comparaison soit la plus juste pour appréhender la nature et l’ampleur de la révolution numérique. Sans doute le parallèle établi par certains avec l’invention de l’imprimerie est-il plus pertinent pour mesure l’ampleur de la mutation en cours. Plus profonde qu’une révolution industrielle, la révolution numérique vient transformer non seulement notre économie mais aussi notre société, nos modes de communication, de diffusion du savoir, d’accès à la mémoire, de divertissement ; elle modifie jusqu’à l’organisation politique et la géographie de la puissance au niveau mondial. La gouvernance décevante de l’Agenda numérique n’est assurément pas à la mesure de l’enjeu.

L’Union européenne ne peut se résigner à devenir une colonie du monde de demain, dépendant de services et de contenus maîtrisés voire produits par d’autres.

A-t-elle pris la mesure politique de ce nouvel enjeu de civilisation ?

SUITE DU RAPPORT

Une réflexion sur “L’Union européenne, colonie du monde numérique ?

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