GEOGRAPHIE HUMAINE

Dharavi (Bombay) : Économie d’un méga-bidonville

LA VIE DES IDEES

par Juliette Galonnier

Situé au cœur de Mumbai, le méga-bidonville de Dharavi compte parmi les plus grands d’Asie. Dans un ouvrage combinant diverses approches, Saglio-Yatzimirsky en analyse le fonctionnement spatial et économique, en insistant sur un paradoxe de taille : dominé par l’économie informelle, ce bidonville se trouve cependant très bien connecté aux circuits économiques régionaux et internationaux.

Le bidonville de Dharavi jouit d’une grande notoriété. Située au cœur de Mumbai, cette étendue de 3 km², sur laquelle vivent quelques 800 000 habitants, est récemment devenue le centre de toutes les attentions. Au cours des dernières années, les ouvrages dédiés au bidonville se sont multipliés : parmi eux Rediscovering Dharavi : Stories From Asia’s Largest Slum (2000), Poor Little Rich Slum (2012) and Dharavi, The City Within(2013), pour n’en citer que quelques-uns. Cette série de publications constitue presque une discipline à part entière, la Dharavi-ologie.

Le livre de Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, Dharavi : From Mega-Slum to Urban Paradigm (2013), appartient à cet ensemble de travaux. Mais il ne s’agit pas d’un simple ouvrage supplémentaire. Car Saglio-Yatzimirsky a commencé ses investigations bien avant l’engouement actuel. Sur le terrain depuis 1993, elle a vu son objet d’étude progressivement envahi par d’autres chercheurs, de nombreux journalistes et des militants venus de divers horizons, une évolution qu’elle décrit dans son ouvrage. Plus précisément, son travail se distingue par son ampleur, sa profondeur, et son angle d’approche.

L’ouvrage envisage Dharavi comme un « fait social total », une société à part entière. Mobilisant des approches très variées (sociologie urbaine, anthropologie sociale et science politique), l’auteure étudie plusieurs dimensions du bidonville (histoire, logement, castes, structure familiale, religion, politique, etc.) et recourt à différentes échelles d’analyse. Passant d’une perspective microsociologique à une approche plus macro, l’ouvrage nous emmène ainsi dans l’intimité des habitations précaires de Dharavi pour ensuite relier leur situation à celle de la rue, de la ville, de la région et même de la sphère publique mondiale, où l’avenir du bidonville est actuellement en débat.

Mobilisant ethnographie et entretiens, l’ouvrage est aussi caractérisé par sa profondeur. Il s’agit en réalité de la traduction anglaise d’une enquête réalisée entre 1993 et 2001 sur les travailleurs du cuir de Dharavi, mais actualisée et augmentée de nouvelles investigations, réalisées entre 2007 et 2010, sur le réaménagement du bidonville. S’étalant sur deux décennies (1993-2010), le travail de recherche réalisé pour ce livre est donc tout à fait impressionnant. L’auteure a également vécu au cœur de Dharavi entre 1994 et 1995, partageant la vie d’une famille voisine. Malgré une écriture ethnographique encore trop timide, l’ouvrage, qui contient aussi de belles photographies et un travail de cartographie conséquent, rend justice à la complexité du bidonville.

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Le point d’entrée de l’ouvrage mérite notre attention, puisque c’est à travers l’étude des travailleurs du cuir, des individus de basse caste représentant un quart de la population de Dharavi que l’auteure explore les relations entre castes au sein du bidonville ainsi que la question de l’économie informelle. C’est aussi à travers les débats actuels sur le réaménagement du bidonville que l’ouvrage analyse les questions de mobilisation politique, de citoyenneté et de droit à la ville.

Le méga-bidonville, une nouvelle forme urbaine

L’un des principaux apports de l’ouvrage est l’étude de Dharavi en tant que forme urbaine spécifique, le méga-bidonville. Par son statut de bidonville, soit une zone illégalement occupée, Dharavi se situe en marge de la société. C’est un espace d’exclusion, interstitiel. Cependant, il s’agit aussi d’une entité spatiale énorme, regroupant des centaines de milliers d’individus, comme en témoignent les superlatifs excessifs souvent mobilisés à son sujet. S’inspirant des travaux de l’école de Chicago, Saglio-Yatzimirsky analyse la façon dont l’espace est structuré au sein du méga-bidonville, et trouve de l’organisation là où le sens commun ne voit que chaos et anarchie.

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Si l’utilisation de concepts américains dans l’analyse d’un cas indien est problématique pour certains auteurs, l’ouvrage démontre que Dharavi offre un champ d’application idéal pour les théories de l’école de Chicago. Tout d’abord, par sa taille et son histoire, le bidonville remplit les critères d’une ville. Ensuite, il accueille une population incroyablement diverse : Hindous, Musulmans, Chrétiens, Marathis, Gujaratis, Tamouls et Biharis se partagent un espace restreint et y cohabitent de façon plus ou moins pacifiée. Enfin, le bidonville s’est formé à la suite d’une série de vagues migratoires : des migrants ruraux venus de différentes régions s’y sont successivement installés, en quête d’emploi, de réussite et de mobilité sociale. Fidèle à la tradition de Chicago, l’auteure analyse la redéfinition de l’identité ethnique de ces migrants en contexte urbain et démontre que le méga-bidonville est un laboratoire pour la formation d’identités nouvelles.

La caste en milieu urbain, une ethnographie

Si les outils fournis par la tradition de Chicago restent pertinents pour étudier les questions migratoires, de ségrégation ou de formation identitaire, ils s’avèrent limités lorsqu’il s’agit de comprendre ce qui reste une spécificité indienne : la caste. Saglio-Yatzimirsky s’appuie sur la littérature indienne pour s’attaquer à cet enjeu, qui se situe au cœur de son analyse.

Après une longue introduction générale sur le système de castes et l’intouchabilité en Inde, l’ouvrage s’intéresse à la façon dont les hiérarchies de caste se trouvent redéfinies à Dharavi, un contexte urbain où coexistent une grande diversité de castes et où la moitié des habitants sont des intouchables. Se concentrant sur les castes intouchables les plus représentées, les Chambhar (cordonniers) et les Dhor (tanneurs) du Maharashtra, l’auteure démontre que le système de castes est à la fois transformé et renforcé.

Le livre démontre que les attributions professionnelles liées aux castes sont devenues plus flexibles grâce aux opportunités économiques offertes par le bidonville. Certains individus ont également pu faire l’expérience d’une mobilité sociale ascendante au moyen de l’éducation, de l’engagement politique ou de l’accès à la propriété, perturbant ainsi les hiérarchies religieuses établies. Enfin, la popularité du cuir produit à Dharavi a permis aux intouchables travaillant dans ce secteur de revendiquer le statut d’artisans, plus noble et reconnu.

Mais la nécessaire protection des identités dans un environnement urbain caractérisé par une grande diversité et une grande promiscuité implique également un renforcement du système de caste. L’obsession statutaire reste très prégnante dans les interactions sociales, les pratiques religieuses et les arrangements maritaux. Ainsi, alors que certains analystes avaient prédit la disparition de la caste dans les grandes métropoles, l’auteure démontre que cela est loin d’être le cas : la caste reste une « matrice » cruciale de la vie sociale urbaine.

Un centre économique incontournable

Au cours de ses observations, Saglio-Yatzimirsky met le doigt sur un paradoxe : catégorisé comme bidonville, Dharavi se caractérise pourtant par une extraordinaire vitalité économique. Les mots qui viennent à l’esprit du passant qui oserait s’aventurer dans ses rues ne sont ni « pauvreté » ni « criminalité », mais plutôt « activité » et « productivité ». Chaque maison accueille en son sein un atelier, produisant des vêtements, de la poterie, et surtout, des articles en cuir.

L’auteure explique comment les ateliers de production du cuir à Dharavi, qui appartiennent de façon écrasante au secteur informel (entreprises employant moins de 20 travailleurs et échappant de ce fait à la législation du travail), se sont progressivement adaptés au marché. Tout en résistant aux logiques contractuelle et rationnelle (pas de comptabilité, pas de statistiques), cette petite industrie traditionnelle s’est avérée très compétitive pour l’économie globale : les artisans de Dharavi travaillent désormais sous contrat pour de grandes entreprises du secteur formel et leurs articles se vendent dans de nombreux showrooms à Mumbai, dans des boutiques de luxe et même à l’international. La dimension économique est ainsi, d’après les mots de l’auteure, laraison d’être de Dharavi. Allant à l’encontre des stéréotypes sur les bidonvilles, l’ouvrage démontre que Dharavi ne se caractérise absolument pas par une économie insulaire : au contraire, le bidonville est très bien connecté aux circuits économiques régionaux et internationaux.

Un enjeu politique de taille

Le livre nous apprend qu’en plus d’être un centre de production important, Dharavi est également un enjeu politique d’importance, et ce pour trois raisons.

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3 réflexions sur “Dharavi (Bombay) : Économie d’un méga-bidonville

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