VILLES ET CULTURE

La guerre des festivals est déclarée

LES ECHOS

Martine Robert

 

Ils attirent des millions de spectateurs et ont des retombées économiques importantes. Alors que les trois coups vont être frappés à Avignon, le conflit des intermittents fait craindre une fragilisation des festivals français, confrontés à une concurrence internationale de plus en plus vive.

C’est un danger régulièrement évoqué depuis le début du conflit des intermittents : s’il devait s’installer dans la durée, ce mouvement ne ferait pas que perturber les manifestations à venir, comme le Festival d’Avignon, qui s’ouvre vendredi ; il menacerait aussi l’existence même de certains rendez-vous culturels, désormais confrontés à une vive concurrence internationale. Et qui pourraient durablement pâtir d’annulations pour cause de grève. Si certains, comme Paul Rondin, directeur délégué du Festival in d’Avignon, parient sur l’empathie du public et soulignent que la scène a toujours été, par tradition, « un lieu de débats, une agora », d’autres s’inquiètent des répercussions possibles en termes d’image : « En cas de perturbations répétées, cela impactera la fréquentation future des spectateurs étrangers, même si ces derniers peuvent comprendre la mobilisation… » reconnaît Bernard Foccroule, directeur du Festival d’Aix-en-Provence. Au risque qu’une partie des habitués et des troupes se détournent des manifestations françaises, au profit de festivals lointains, de plus en plus ambitieux, et bien décidés à étendre leur influence au-delà de leurs frontières. Car d’Avignon à Sydney, en passant par Edimbourg, Bogota ou Hong Kong, la bataille des festivals ne fait pas de quartier.

 

Avignon Le plus intello

Pour le Belge Lieven Bertels, fin connaisseur du paysage international puisqu’il est directeur du Festival de Sydney après avoir piloté le Holland Festival, le In d’Avignon, « c’est la grand-messe du théâtre intellectuel, le temple des créations contemporaines. Une telle ouverture sur des spectacles en langue étrangère, c’est unique ». Le In, ce sont cette année une trentaine de créations permettant de jouer une quinzaine d’auteurs vivants, 17 pays invités, 300 représentations dans une vingtaine de sites patrimoniaux dont la Cour d’honneur du palais des Papes, 140.000 billets vendus. Si le théâtre tient la vedette, on y trouve aussi de la danse, du cirque, des arts plastiques et même « des ateliers de la pensée »… Le budget de 13 millions d’euros est couvert à 60 % par des subventions, mais le festival génère le double de retombées économiques. Son directeur, Olivier Py, a fait de cet argument une arme anti-FN lors des dernières municipales, menaçant de délocaliser l’événement.

En parallèle, le Off draine un millier de compagnies dans 130 lieux de la ville, plus de 1,3 million de festivaliers et génère 37 millions d’euros de retombées ! Le Off est d’autant plus bouillonnant qu’il n’opère aucune sélection. Une sorte de Salon des refusés aux yeux de Lieven Bertels. « Ces exclus, comme à Edimbourg, se sont organisés pour montrer qu’ils avaient des choses à dire. Mais tout n’est pas bon », estime-t-il. Pour Greg Germain, président du Off, « cette non-hiérarchisation est la garantie de la démocratisation du festival. C’est important car les institutions font peu de place à l’émergence ». Le In et le Off font du festival une véritable destination touristique, doublée d’un marché, avec 3.500 professionnels accrédités. Pas étonnant que les prix en ville explosent en juillet…

 

Bogota Le plus grand

C’est le plus étendu. Si Avignon compte 80.000 habitants, Bogota en recense 8 millions : on change d’échelle. Le festival s’immisce dans une quinzaine de banlieues, investit les palais des sports, les stades, les amphis de l’université, les parcs publics… « La plus grande scène ne compte pas moins de 8.000 places », souligne son organisatrice, Ana Marta de Pizarro. Festival de mégaproductions attirant 1.200 artistes, il est à Bogota ce que le carnaval est à Rio. Une référence culturelle dans toute l’Amérique latine, mais aussi en Espagne. Sur la centaine de spectacles donnés, une moitié sont étrangers, ce qui en fait l’événement le plus international. On peut voir à Bogota une comédie musicale flamenco interprétée par des Coréens, une pièce argentine jouée en anglais…

Pour cette manifestation qui existe depuis 1995, 380.000 billets ont été vendus cette année, à des prix parfois élevés (jusqu’à 70 dollars), mais les spectacles gratuits rassemblent aussi 3 millions de festivaliers. « C’est un point fort de l’identité locale, majeur pour le tourisme, qui gomme les images liées à la drogue ou à la guérilla », se targue David Melo, directeur marketing chez Invest in Bogota. Le festival dispose de 13 millions de dollars américains de budget (dont un cinquième de subventions), mais génère 4,3 fois plus de retombées. Il a fait exploser le nombre de compagnies et de théâtres dans le pays, dont le superbe Teatro Colon (842 places), qui rouvrira le 23 juillet après 41 millions de dollars de travaux.

Et, comme le Off d’Avignon, le festival a son marché, le Via Ventana. Les rencontres y prennent des allures de speed dating. « Sur trois jours, 1.140 rendez-vous sont pris et 40 % déboucheront sur un contrat. Nous nous sommes inspirés de marchés très structurés, comme le Midem à Cannes pour la musique », se félicite Luis Fernando Zuluaga, coordinateur du marché.

Edimbourg Le plus axé comédiens

Né comme le In d’Avignon en 1947, l’Edinburgh International Festival lui succède chaque été. Les meilleures compagnies internationales s’y produisent, ce qui fait dire à certains que le festival ronronne un peu, tous les noms affichés étant connus.

Le Fringe, l’équivalent du Off, réputé cher pour les compagnies qui s’y produisent, est quant à lui un immense rassemblement de 24.000 artistes venus de 41 pays et présentant 2.400 spectacles, principalement des comédies de type stand-up et du théâtre de rue. C’est là que les Monty Python se sont fait remarquer. Un « entertainment » qui séduit un million de visiteurs, un millier de programmateurs et autant de journalistes, grâce à un marketing international musclé.

Si Faith Liddell, la directrice des festivals d’Edimbourg, veut bien admettre que « le Off d’Avignon est le plus grand marché de théâtre du monde », elle estime en revanche que « le Fringe est le plus important festival pour le spectacle vivant en général ». Et pas moins de six autres festivals sur la littérature, l’art, les fanfares militaires, le jazz, le blues, les musiques du monde, se déroulent en parallèle, ce qui permet à la capitale écossaise d’afficher un score de 4 millions de spectateurs. « Nous voulions pour Edimbourg un positionnement marketing reconnu internationalement sur le thème des festivals. Nous avons constitué une sorte de cluster que Montréal ou Adélaïde cherchent à copier », poursuit Faith Liddell.

Les festivals se sont fédérés en 2007 au sein d’une structure commune pour mutualiser les moyens et renforcer la force de frappe. De fait, les retombées de ces manifestations sont colossales : 245 millions de livres. « Plus que le golf ! » affirme, pas peu fière, la directrice des festivals d’Edimbourg.

 

 

Hong Kong Le plus politique

C’est un festival destiné essentiellement à la population locale, l’objectif, depuis quarante-deux ans, étant d’offrir à celle-ci des spectacles qu’elle ne pourrait voir autrement. « Il a commencé alors que les activités culturelles étaient peu nombreuses, afin de rendre la ville plus attractive, et d’exprimer par l’art ce qu’est Hong Kong, de redécouvrir notre héritage. Cela reste vrai même si la métropole s’est ouverte sur le monde, est devenue à la fois très internationale et très chinoise », rappelle Tisa Ho, directrice du festival. Après l’épisode colonial, avant celui du rattachement à la Chine en 1992, la haute société a ressenti le besoin d’affirmer une indépendance d’esprit, une résistance face aux pressions politiques de Pékin. Aujourd’hui, alors que le gouvernement chinois multiplie les investissements culturels à coups de milliards de dollars dans le quartier de West Kowloon, c’est d’autant plus d’actualité, et le festival tient à conserver ses gènes. « Nous avons beaucoup réfléchi sur les thèmes de la démocratie, des droits de l’homme, de l’immigration. Le festival s’inscrit dans ce contexte et exprime ces dimensions », poursuit Tisa Ho.

Eclectique, avec du théâtre mais aussi de la musique, de la danse, du cirque, le festival se veut à la fois expérimental et bourgeois… Durant cinq semaines, 130 performances se succèdent, générant la vente de 140.000 tickets payants. Environ 20 % des visiteurs viennent du reste de l’Asie et particulièrement de Chine continentale. Sur un budget de 15 millions de dollars, le gouvernement de Hong Kong en finance 30 %, mais celui de Pékin ne donne rien. Les sponsors et la billetterie apportent respectivement les 30 % et 40 % restants. Le festival est très largement payant, mais avec une gamme de prix étendue, car la manifestation se veut pédagogique. « Nous bénéficions maintenant d’un public très éduqué. Nombre de nos spectacles sont étrangers ; nous coproduisons avec nos voisins, Taiwan, Shanghai, mais aussi avec l’Europe. Je suis très positive sur la place de Hong Kong dans la région. »

Sydney Le plus insulaire

Selon une étude EY, le Festival de Sydney injecte près de 50 millions de dollars dans l’économie australienne, alors qu’il coûte trois fois moins : le gouvernement fédéral apporte 4,9 millions, la ville et la région 1 million, et les deux tiers restants sont couverts à parts égales par les recettes et les sponsors ou mécènes privés. « Nous voulons offrir au public une expérience globale, très diversifiée, nous inscrire dans la zone Asie-Pacifique ; en 2018, 20 % de la population de Sydney sera asiatique, surtout chinoise », souligne Lieven Bertels qui voit dans l’isolement géographique du festival par rapport au reste du monde, à la fois une chance et un handicap. « Les Australiens ne peuvent voyager facilement pour aller voir une pièce ailleurs, comme les Européens. Ils sont donc très avides. Mais, en revanche, il est compliqué de faire venir des spectacles étrangers. » Acheminer d’Europe un décor dans un conteneur maritime, coûte la bagatelle de 25.000 euros et prend neuf semaines : pendant ce temps, la compagnie ne peut pas jouer. « Alors les spectacles parviennent jusqu’à nous le plus souvent lorsqu’ils sont en fin de vie. Ainsi l’opéra « Didon et Enée » dans la version de la chorégraphe Sasha Waltz a mis neuf ans pour arriver à Sydney, au terme d’une tournée européenne », constate le directeur de la manifestation. Et pourtant 80 % des productions proposées par le festival sont importées. « Il est indispensable de montrer ce qui se passe dans le monde pour injecter une bonne dose de créativité à nos artistes, leur permettre de collaborer avec les troupes étrangères », martèle-t-il. La manifestation essaie notamment de multiplier les coproductions avec son voisin le plus proche, Hong Kong.

C’est encore en raison de son isolement que ce festival est, plus encore que les autres, un kaléidoscope culturel. Le théâtre représente 35 % de la programmation, laquelle comporte aussi de la danse, de la musique et des arts plastiques. Car Lieven Bertels ne s’en cache pas : dans un si vaste pays à si faible densité de population, la culture n’est pas la priorité, des budgets énormes devant être affectés aux transports. Alors, dans son cahier des charges, figure un impératif pas banal : il doit justifier que les touristes représentent au moins 15 % des spectateurs…

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