COUPS DE GUEULE

Venise va s’auto-détruire !

L’HUMANITÉ

BY Roberto Ferrucci

Auteur de « Ça change quoi » (Le Seuil) et de « Sentiments subversifs » (Éditions de La Meet), l’écrivain vénitien Roberto Ferrucci scrute et combat la folie des paquebots de croisière dans la lagune.

Il y a quelques jours, ici, en France, on m’a demandé si, dans cinquante ans, Venise serait vraiment submergée, engloutie par les eaux. J’ai souri, j’ai répondu non, je ne crois pas, et puis, quand même, je me suis demandé ce qu’il en serait de ma ville si, pendant cinq décennies de plus, les bateaux de croisière continuaient d’entrer dans la lagune, toujours plus grands et toujours plus nombreux, comme cela arrive régulièrement d’une année à l’autre. Presque un million de tonnes par jour qui se tiennent sur l’équilibre précaire des eaux lagunaires. Tout le monde connaît le problème désormais, et tout le monde – en dehors de Venise – s’étonne qu’il n’ait pas encore été résolu. Que l’on n’ait pas encore simplement interdit aux mastodontes d’entrer dans les eaux fragiles de la lagune. Parce que la lagune n’est pas la mer. Tous s’en étonnent, en dehors de Venise. Beaucoup moins dans la ville elle-même, parce que la majorité écrasante des Vénitiens qui sont restés dans le centre historique les veulent, ces navires, « ‘e porta schei », disent-ils en dialecte, ils rapportent du fric. Parce que les rares Vénitiens restés là sont ceux qui s’en foutent de la protéger, de la préserver, cette ville qui leur a été prêtée et que, c’est certain, nous laisserons bien dégradée aux générations futures. Ce sont les Vénitiens prêts à tout. Ce sont les pires ennemis de la ville, comme a pu dire Massimo Cacciari quand il était maire.

Mais voilà, ces derniers mois, on a l’air de s’approcher de la solution. À chaque occasion, quelqu’un dit toujours que la prochaine sera la bonne, qu’elle sera décisive, que cette folie des paquebots dans la lagune va être réglée très vite. Puis l’étape arrive, et décisive, elle ne l’est jamais. Il n’y a qu’à voir cette rencontre, début mai à Rome, avec les élus locaux, la capitainerie du port de Venise et le gouvernement. Ça devait être le jour de la décision, prise en personne par Matteo Renzi, le président du Conseil, qui n’est même pas venu finalement, remplacé par un sous-secrétaire d’État. Tout a été renvoyé à la fin mai, et maintenant à la fin juin, et à ce moment-là, le gouvernement le promet, une décision évidemment définitive sera prise. On devrait choisir entre sept options, et si jamais une décision était prise, on peut parier que c’est celle des autorités portuaires qui sera retenue, avec le creusement dévastateur d’un nouveau canal, un chantier d’une durée de quatre ans, affirment-elles, qui coûtera très cher, avec des délais qui ne seront pas respectés, et qui détruira l’écosystème de la lagune comme le font les bateaux qui y passent. Ces renvois à plus tard sont terriblement italiens, utilisés avec la certitude qu’au bout du compte, nous nous résignerons et que tout restera comme aujourd’hui.

Gare à ceux qui touchent aux intérêts 
du lobby des croisières !

Pourtant la décision définitive existe déjà, elle a été prise par le gouvernement de Mario Monti, juste après le naufrage du Costa Concordia à côté de l’île de Giglio. Le décret Clini-Passera interdisait l’entrée dans la lagune à tous les navires de plus de 40 000 tonnes. Mais comme Venise est aussi en Italie, le décret a été immédiatement désamorcé par sa dérogation classique : l’interdiction n’interviendrait pas avant d’avoir repéré un parcours alternatif. Le lobby des croisières a poussé un ouf ! de soulagement, et les responsables du port comme de la capitainerie ont enfilé le maillot orange des Pays-Bas de 1974, l’équipe qui avait inventé le premier tiki-taka, qu’à une époque où le football était très lent, on appelait « melina ». Gagner du temps, le faire passer en faisant diversion chez l’adversaire, et voilà que presque trois années se sont écoulées et qu’aucune alternative n’a émergé.

Il faudrait déjà dissiper l’idée fallacieuse de Venise comme ville de mer. Venise ne l’est pas, et nous, les Vénitiens, n’avons pas grand-chose à voir avec la mer, nos fragiles embarcations servent pour faire une excursion dans les eaux de la lagune, certainement pas pour sillonner l’Adriatique. Et donc il est dément d’avoir pensé à installer un port au bout – ou à l’entrée, c’est selon – de la ville, précisément là où, aujourd’hui, c’est la pleine lagune. Un choix scélérat, irréparable à présent, quand le port aurait eu un sens ailleurs, si quelqu’un n’avait pas décidé, de manière tout aussi scélérate, de placer un pôle industriel à Porto Marghera, toujours au beau milieu de la lagune, en face de la ville. Ce spectacle pervers qui associe le poison et la beauté.

Bien sûr, il y a une bonne part de Vénitiens qui, depuis un certain temps, luttent contre le passage des navires de croisière dans la lagune. Il existe un comité qui se bat avec vigueur, présentant au monde des études et des documents qui ne laissent aucun doute sur l’impact destructeur de ces passages quotidiens. Mais gare à ceux qui touchent aux intérêts du lobby des croisières. Ils peuvent tolérer les manifestations occasionnelles, mais si vous prenez sur le fait l’absurdité et le danger que court chaque jour la plus belle ville du monde, ce qui intervient alors, c’est ce que Roberto Saviano a appelé la « macchina del fango », la machine à boue.

Ça m’est arrivé à moi, en juillet 2013. Depuis des années, l’été en particulier, je vais souvent lire, écrire au bar Melograno, sur la Riva Dei Sette Martiri. Assis là, vous n’y faites même plus attention, au passage des navires de croisière. Ils sont le corollaire du regard. Ils font partie des meubles, pourrait-on dire. Et ils détonnent, faut-il ajouter, ils les redistribuent, les meubles. Ils les détruisent. Abord inquiétant. Romanesque au point que je les ai racontés, ces bateaux, dans un roman. Certains d’entre eux sont construits à Saint-Nazaire où j’ai été invité par une fondation littéraire et où j’ai appris à les aimer autant qu’on les aime là-bas, ces grands bateaux, ces « paquebots ». Qui, après, lèvent l’ancre pour partir vers l’océan. Leur destination naturelle. Pas vers la lagune. La lagune, maintenant vous l’aurez compris, n’a rien à voir avec la mer. Et moins encore avec les navires de croisière. C’est pour ça qu’à Venise, si l’on s’habitue aux allées et venues des navires mastodontes, une petite variante dans l’anomalie globale saute encore aux yeux. Ainsi, un matin de juillet, l’année dernière, le passage du Carnival Sunshine, si près de la rive, ne pouvait que faire tressaillir. Quelques secondes de stupéfaction et, tout de suite, un de ces nouveaux gestes devenus habituels : saisir le smartphone, prendre des photos, tourner une vidéo.

 

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Paquebots. De Saint-Nazaire à Venise
Dans Sentiments subversifs (Éditions de La Meet, 2011), Roberto Ferrucci explorait les relations entre sa ville, Venise, et Saint- Nazaire, lieu d’une résidence littéraire avec vue sur les chantiers navals. Voir aussi son blog : http://www. robertoferrucci.com/

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