POINTS DE VUES CRITIQUES

Heinz Wismann : « L’Europe n’est pas issue d’un gène naturel, mais d’un geste intentionnel »

LE MONDE 
Par Heinz Wismann, philosophe

 

Le drapeau européen.

 

Depuis la crise de 2008, jamais l’Europe ne s’est autant interrogée sur son identité. A deux semaines des élections européennes, du 22 au 25mai, le débat traverse tous les Etats membres et les forces politiques. Besoin d’Europe, dit-on, mais laquelle ? Celle du souverainisme ou du fédéralisme ? Celle des nations d’origine chrétienne ou celle de la diversité des cultures ?

 

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Une culture de l’autocritique permanente

 Le trouble engendré par la transformation de plus en plus rapide de son environnement international, allant de la mondialisation des échanges d’informations et de marchandises à la globalisation des instances de régulation et de contrôle des flux, en passant par la question épineuse de l’universalisation des valeurs, a fait monter le doute à l’égard de la pertinence du projet européen.

Conçue au départ comme un espace de solidarité économique et politique, garantissant la paix et la prospérité au dedans et faisant bloc contre les menaces venues du dehors, la Communauté, en raison de ses succès initiaux, s’est progressivement élargie, notamment depuis la désintégration de l’Empire soviétique, au point de réunir sous son toit des pays dont le passé n’implique pas nécessairement le même rêve d’avenir.

Or comme le triangle institutionnel, Conseil, Parlement et Commission, qui assure le fonctionnement de ce qu’on nomme désormais l’Union, repose sur des modes de légitimation hétérogènes, on assiste, en dépit des déclarations d’intention lénifiantes, à un fort tropisme centrifuge.

DES INJONCTIONS PARFOIS CONTRAIRES

Le mandat national des chefs de gouvernement se distingue de celui des parlementaires européens, et le travail des commissaires s’insère tant bien que mal entre des injonctions parfois contraires. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que le scepticisme concernant la capacité de l’Union de s’affirmersur la scène internationale gagne du terrain.

Sans entrer dans le détail des conflits d’intérêt qui entravent la construction d’une Europe puissance, force est de constater que les nations sont de plus en plus tentés de se replier sur elles-mêmes, afin d’opposer aux défis de la mondialisation la résistance, plutôt dérisoire, de leur solidarité historique, tandis que les autorités de Bruxelles s’en trouvent réduits à élaborer des normes juridiques, souvent jugées arbitraires et dénoncées comme expressions d’unpouvoir d’essence technocratique.

Seul le Parlement persiste, ne serait-ce que pour faire valoir sa propre raison d’être, à clamer l’existence d’une Europe dont le destin transcenderait celui des différents peuples qui la composent. Cependant, il n’est pas aisé de cerner la portée concrète d’une telle évocation, qui a changé plus d’une fois de référence au cours des siècles.

Le discours sur l’identité européenne sonnera creux tant qu’il ne parviendra pas à s’articuler autour d’un contenu identifiable. Or aucun des traits substantiels qu’on a pu retenir pour définir cette identité n’échappe à l’objection de figer une réalité essentiellement mouvante. Aussi faut-il se rendre à l’évidence que l’Europe n’est pas une réalité donnée, inscrite dans l’ordre naturel des choses, mais une création humaine, réalisée par les habitants, autochtones ou immigrés, du minuscule promontoire de l’immense continent asiatique, qui a reçu le nom d’Europe.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de réalités européennes, mais celles-ci sont toutes des réalisations historiques, soumises aux vicissitudes du temps, se trouvant tantôt abandonnées (les vestiges), tantôt conservées en l’état (le patrimoine), tantôt assumées et prolongées, d’époque en époque, comme gages d’un avenir à inventer (les traditions).

SIX RUPTURES

Quand on les relie entre elles, c’est un certain esprit, à la fois principe de pensée et principe d’action, dont il convient de cerner la spécificité, afin de déterminer ce qu’il y a d’européen dans les réalités européennes. Pour le dire autrement, l’Europe n’est pas issue d’un gène naturel, mais née d’un geste intentionnel.

Ce geste est celui de la séparation (« krisis » en grec ancien, dont dérivent les notions de crise et de critique), qui trouve son expression symbolique dans la légende du rapt d’Europe, fille d’un roi d’Asie mineure, que Zeus, transformé en taureau, emmène dans l’île de Crète pour y engendrer les premiers « Européens ».

En partant de ce constat, on peut tenter de repérer les principales ruptures dont l’enchaînement constitue comme la trame d’une identité en perpétuel devenir :
1. La rupture avec le principe archaïque de la répétition assurée par l’interprétation récurrente du présent à la lumière du passé, qui se reflète dans la composition des poèmes homériques, dans l’éloge du travail productif par Hésiode, dans le dépassement du conflit des générations mis en scène par la tragédie, ainsi que dans l’abandon philosophique de la sagesse traditionnelle (sophia) au profit du désir d’avancer sur le chemin de la connaissance.

2. La rupture avec l’ordre immuable de la nature chez les Romains, qui fondent leur Empire sur l’artifice évolutif du droit et font ainsi barrage, pendant un millénaire, au despotisme asiatique et aux invasions barbares. La logique de cette construction volontariste a laissé des traces profondes dans la conscience collective des peuples européens et se retrouve jusque dans l’argumentaire de la guerre froide.

3. La rupture provoquée par le christianisme, qui, en intégrant le judaïsme et l’hellénisme afin de réconcilier les postulats antagonistes de la transcendance et de l’immanence du divin, propose pour la première fois à l’humanité entière la même voie du salut. Erigée sur les fondements de l’Empire romain, l’Eglise universelle (catholique), invite les « nations » païennes à rejoindre, dans l’attente du Rédempteur, l’avant-garde cosmopolite de l’espérance.

4. La Renaissance italienne, dont l’une des innovations essentielles, stimulée par l’afflux des manuscrits grecs de Byzance et l’invention de l’imprimerie, consiste à valoriser, à côté des textes sacrés au sens fixé par la tradition dogmatique, des textes profanes, qui requièrent une technique d’interprétation centrée sur l’intention de leur auteur. Il en résulte l’herméneutique « humaniste », qui fait surgir la figure moderne de l’individu et inaugure l’examen historique des sources du sens.

5. La révolution copernicienne, qui, ayant délogé la terre du centre de l’univers et ouvert la perspective angoissante d’un dérèglement général du cours des choses, appelle non seulement une nouvelle cosmologie, mais oblige également à refonder l’anthropologie. Ainsi naît, inspirée de l’histoire linéaire du salut, l’idée du progrès, qui remplace la vision cyclique de l’aventure humaine, qu’atteste la parole de l’Ecclésiaste « Rien de nouveau sous le soleil », par l’utopie de son accomplissement terrestre.

6. L’essor irrésistible, au croisement des modes de communication véhiculaire ou vernaculaire (latin savant et dialecte toscan chez Dante), des langues de culture, dans lesquelles s’affirme l’individualité radicale des œuvres, conduisant à l’avènement d’une pluralité de littératures nationales.

LES CRISES DE CROISSANCE DE LA CULTURE EUROPÉENNE

Si le destin de l’Europe s’écarte ainsi de toute forme d’identité figée, il s’inscrit clairement dans les tendances dynamiques de sa culture. L’histoire dessciences, des arts et des orientations religieuses illustre le même principe de séparation féconde, de différenciation critique et de réflexion émancipatrice. Dans ce contexte, la formation heurtée des Etats nationaux, rendue possible par la dissolution des Empires, revêt une importance capitale, car elle libère un potentiel de mobilisation exceptionnel, qui peut aussi bien stimuler l’émulation pacifique que provoquer des conflits dévastateurs.

La notion de renaissance est sans doute la plus appropriée pour qualifier ces crises de croissance de la culture européenne. A travers la reprise critique de son héritage, celle-ci se régénère et repart à la conquête de nouveaux horizons. La multiplication des perspectives, des points de vue et des lignes de fuite, ne l’empêche pas de rester elle-même ; car c’est le mouvement qui l’incarne et non pas telle ou telle de ses configurations spatio-temporelles.

Aucune époque, aucun pays et à plus forte raison aucun groupe ni aucun individu ne peut se dire dépositaire de l’esprit européen. Seul compte l’élan de liberté qui, en s’émancipant de la contrainte des habitudes, renouvelle la donne et ouvre le chemin de la renaissance. Née d’un geste de rupture, la réalité européenne n’appartient qu’à ceux qui osent la réinventer.

  LE MONDE

 

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