POINTS DE VUES CRITIQUES

Jean Pisani-Ferry : Quelle France dans dix ans ?

SENAT

By Jean Pisani-Ferry, commissaire général à la stratégie et à la prospective

 

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Si l’on se projette à deux ou trois ans, on doit inévitablement partir de l’existant et se demander comment le modifier à la marge dans un environnement de contraintes particulièrement prégnantes.

À l’inverse, à dix ans, on change forcément de mode de réflexion. Il existe certes des tendances lourdes, mais on peut se demander ce que l’on a l’ambition de réaliser à cet horizon. Il est ici question non pas de ce que nous pouvons faire, mais de ce que nous voulons faire.

Ensuite, c’est un horizon qui permet d’envisager des investissements, qu’ils soient matériels, intellectuels ou institutionnels. Non seulement ces investissements peuvent être réalisés, mais ils ont aussi le temps de porter leurs fruits. On pourrait citer de multiples exemples.

Enfin, c’est un horizon qui dépasse – et vous y avez fait allusion, monsieur le président – celui d’une mandature, particulièrement eu égard au rythme des alternances que nous avons connues au cours des dernières décennies. Il s’agit davantage de l’horizon d’une collectivité ou d’une société que de celui d’une équipe.

En même temps, c’est un horizon suffisamment proche pour que, si l’on se fixe des objectifs, on soit amené à en tirer des conséquences assez rapidement.

L’objection classique, à laquelle Joël Bourdin a déjà répondu, c’est celle de l’incertitude. Que peut-on savoir à un tel horizon ? Évidemment, les incertitudes sont considérables, mais nous avons aussi quelques certitudes.

En effet, on ne peut ignorer certains éléments lourds. Certes, une dose d’imprévu peut toujours arriver, mais, dans ce cas, le degré d’incertitude est limité. Je pense à la démographie et à tout ce qui s’y rattache, comme la formation de la population active, aux lames de fond qui parcourent l’économie mondiale – dans les documents, l’accent est mis sur la montée de la classe moyenne mondiale et sur le fait que les pays émergents se saisissent de plus en plus du savoir -, au poids des dettes – comme elles ne s’éliminent que très lentement, nous savons que, dans dix ans, nous serons encore endettés -, à la technologie et aux aspirations de la société.

Dans tous ces domaines, nous voyons bien les tendances fortes qui se font jour depuis des décennies. Elles constituent des facteurs sur lesquels on peut miser.

Cependant, il faut également souligner que l’incertitude ne nous interdit pas de fixer un cap. Dans le passé, la France a fait un certain nombre de choix qui, quoi que l’on en pense, ont été « de longue portée ». Ce sont les programmes d’équipement, en particulier électronucléaire dans les années soixante-dix, les efforts éducatifs réalisés dans les années quatre-vingt et l’investissement dans la construction européenne opéré dans les années quatre-vingt-dix : à chaque fois, ces choix ont été effectués dans une période de grande incertitude, mais ils ont été poursuivis pendant une décennie et ont abouti à des résultats.

C’est précisément parce que l’on se trouve dans un univers incertain qu’il est nécessaire de fixer un cap !

J’évoquerai maintenant la méthode que nous avons employée avant d’en venir rapidement aux différents documents.

Avec les équipes du Commissariat général à la stratégie et à la prospective, nous avons d’abord préparé cet été une note introductive, destinée à alimenter le séminaire gouvernemental. Partant de quelques constats sur le monde, sur l’Europe et sur la France et soulevant un certain nombre de questions, elle était destinée à faire réfléchir les ministres autour de trois thèmes : l’insertion dans la mondialisation, le modèle d’égalité et notre vision du progrès. Il s’agissait bien évidemment d’un point de départ, et non d’un aboutissement.

Mesdames, messieurs les sénateurs, dans le dossier qui vous a été fourni, vous trouverez cinq notes thématiques d’introduction au débat, c’est-à-dire à cette phase dans laquelle nous sommes actuellement, au cours de laquelle nous souhaitons élargir le champ des questions et interagir avec le Parlement.

Nous allons d’ailleurs conduire un exercice de même nature avec l’Assemblée nationale dans quelque temps, puisqu’elle est actuellement en plein débat budgétaire. Nous avons également organisé un séminaire au Conseil économique, social et environnemental. Nous allons aussi avoir une série de débats avec les partenaires sociaux, ainsi qu’en régions – tout ne doit pas, selon nous, se passer exclusivement à Paris – et avec des experts.

Ces notes d’introduction au débat approfondissent le constat, posent des questions, mais n’apportent pas de réponses.

Le rapport de fin d’année devra proposer des choix au Gouvernement. Le Président de la République a été clair : il ne souhaite pas que nous essayions d’être exhaustifs ; il veut que nous présentions quelques choix, assortis d’indicateurs quantitatifs pour être le plus clairs possible. En fonction des choix retenus, il faudra fixer des objectifs précis et indiquer les instruments qui permettront de mettre en oeuvre ces choix.

Nous pourrions, par exemple, considérer que la situation de l’emploi doit changer, à horizon de dix ans, afin de ne plus évoluer, comme traditionnellement, autour d’un taux de chômage fluctuant entre 7 % et 10 % à 12 %. On pourrait se fixer l’ambition de retrouver un niveau d’emploi atteint par un certain nombre de pays voisins. Pour cela, il faudra se fixer un objectif de retour vers le plein-emploi, et identifier les moyens d’y arriver.

Si l’on considère que le ratio de dépenses publiques de 57 % du Pib n’est probablement pas tenable dans la durée, il faudra fixer un objectif et définir de quelle manière on espère l’atteindre.

Voilà ce que devra contenir la note finale. Le travail que nous menons actuellement est un travail préparatoire.

Dans la présentation de ce travail, j’ai pu choquer en évoquant une France qui, dans dix ans, serait « plus vieille, plus petite et moins riche ». C’est pourtant l’évidence ! Qu’elle sera plus vieille, nous le savons tous. Mais elle sera aussi plus petite et moins riche, le développement progressant et la pauvreté reculant à l’échelle mondiale. Si cette évolution est extrêmement positive, elle signifie, mécaniquement, que notre pays sera relativement plus petit.

Dans notre note, nous avons mentionné un certain nombre d’atouts, qui n’ont pas été relevés mais qui sont tout à fait importants.

Chacun connaît notre atout démographique : les générations dont le niveau d’éducation n’est pas élevé vont progressivement sortir de la population active au cours des prochaines années. Notre population active sera donc beaucoup mieux formée, au moment même où, dans une large mesure, celle des pays émergents le sera moins bien, pour des raisons de stocks et de générations.

Nous disposons d’autres atouts considérables.

Premièrement, nos infrastructures sont excellentes. Elles occupent le quatrième rang mondial.

Deuxièmement, les entreprises françaises se caractérisent par leur force. Parmi les cent premières entreprises mondiales, huit sont françaises, neuf sont allemandes et quatre sont italiennes. Si l’intérêt de ces entreprises ne se confond pas avec celui du pays, nous pouvons quand même miser sur cet atout.

Troisièmement, notre système de santé est parmi les meilleurs du monde. Il suffit, pour s’en convaincre, de se pencher sur les résultats des États-Unis, très médiocres au regard des montants dépensés.

Cela dit, nous avons d’importants défis à relever.

Nous devons d’abord identifier un défi relatif à ce que nous avons appelé « le modèle productif » – nous aurions aussi pu dire « la question de l’offre ». Ce défi tourne autour de la croissance, de l’emploi, de l’insertion dans la mondialisation. De longue date, la performance française en la matière n’est pas à la hauteur de nos capacités.

Il suffit de regarder dans notre voisinage proche pour nous apercevoir qu’existe un risque d’asphyxie progressive de la croissance et du dynamisme. C’est ce qui s’est passé en Italie, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer du point de vue économique et social : le revenu par habitant est retombé à son niveau de 1997. L’Italie n’est pourtant pas un pays exotique…

Nous sommes les premiers à reconnaître que la croissance n’est pas une finalité en soi. Nous n’avons pas la religion de la croissance. Néanmoins, sans potentiel de croissance, beaucoup de choses deviennent impossibles.

En réalité, la bonne question à se poser n’est pas celle de la croissance, de son existence, de son niveau. Nous devons nous interroger sur nos finalités et nous demander en quoi la croissance peut être un instrument à leur service. Nous devons nous demander quelles qualités donner à la croissance et de quelle manière la concilier avec d’autres objectifs, notamment la préservation de l’environnement et la soutenabilité.

Cela dit, la capacité à produire des gains de productivité demeure essentielle.

Ce sujet recouvre plusieurs dimensions.

Il revêt tout d’abord une dimension macro-économique, avec, notamment, la question de la rentabilité des entreprises du secteur exposé à la concurrence internationale.

Il nous semble que l’on a trop souvent réduit la compétitivité à une simple question de relations capital-travail et de coût du travail. D’autres dimensions doivent être considérées, notamment toutes celles qui touchent aux relations entre, d’une part, les secteurs, les entreprises et les salariés exposés à la concurrence internationale et, d’autre part, le reste de l’économie, dont la capacité à assurer sa propre profitabilité et, dans certains cas, à bénéficier de rentes pèse aussi sur le secteur exposé.

Pour notre part, nous nous interrogeons sur la démographie des entreprises, sur l’écosystème d’innovation, sur la taille du secteur exposé à la concurrence internationale et sur la manière de le faire grandir.

On dit souvent que l’on va créer des emplois qui ne sont pas délocalisables. C’est compréhensible : il s’agit de protéger les emplois. Mais, dans le même temps, c’est oublier que nous sommes précisément confrontés au problème du trop faible nombre d’emplois délocalisables, lesquels sont producteurs d’exportations – quels que soient, du reste, les produits dont il s’agit. Or, par définition, de tels emplois sont soumis à la concurrence internationale et sont donc délocalisables. Une économie qui n’aurait plus d’emplois délocalisables n’exporterait plus rien !

Si nous voulons refaire surface dans les échanges internationaux – nous y avons perdu pied en termes de parts de marché à l’exportation, de solde et d’endettement extérieurs -, nous devons faire en sorte que ce secteur exposé à la concurrence internationale grossisse de nouveau. Comment procéder ? S’agit-il seulement de le réindustrialiser, ou s’agit-il également d’étendre le champ de ce qui s’échange ? Nous sommes obligés de nous le demander ! En raison de la technologie, un certain nombre de secteurs qui, traditionnellement, n’étaient pas exposés à la concurrence internationale le deviennent de plus en plus. La question est de savoir si nous voulons y reprendre pied.

La deuxième dimension est sociale. Sur ce plan, le constat que nous dressons est brutal. Notre pays, plus que d’autres, est très attaché à l’égalité, et il ne semble pas qu’il y ait de volonté collective de renoncer à cet attachement.

Notre capacité à limiter l’augmentation des inégalités de revenus est relativement satisfaisante. Elle ne l’est pas complètement, mais elle est meilleure que dans d’autres pays.

En revanche, du point de vue des inégalités d’accès au savoir, au logement, à l’emploi, notre performance n’est pas bonne.

L’école, en particulier, échoue à corriger les inégalités d’origine sociale. Dans les comparaisons internationales, la France est l’un des pays de l’OCDE qui réalisent les plus mauvaises performances en la matière. La capacité de notre école à corriger ces inégalités a même, hélas ! reculé. Or de telles inégalités se perpétuent bien évidemment ensuite tout au long de la vie active.

Je me réfère ici aux indicateurs de l’OCDE, aux enquêtes PISA, réalisées dans beaucoup de pays. Ces enquêtes ont souvent servi de révélateur de l’état du système scolaire et de sa capacité à produire ou non de la qualité et de l’égalité. C’est ce qui s’est passé chez nous.

Dans ces conditions, nous nous interrogeons sur les moyens et les instruments à utiliser. Au fur et à mesure des difficultés rencontrées, des mutations de la société, de l’apparition de situations sociales difficiles, nous avons empilé les dispositifs et, d’une certaine manière, nous avons construit, sur un État de service public, un État bismarckien, puis un État beveridgien et, maintenant, un État d’investissement social. Or tout cela a représenté un coût élevé et n’a pas abouti à des performances particulièrement remarquables. Dès lors, ne faut-il pas, d’ici à dix ans – cet horizon le permet -, réfléchir à une approche mettant davantage l’accent sur l’investissement social, sur le préventif plutôt que sur le curatif, et, dans le même temps, aux instruments – fiscalité, transferts, etc. – qui doivent être le plus mobilisés dans la redistribution de nos revenus ?

La troisième dimension est celle de la soutenabilité.

Cette notion, traditionnellement utilisée dans le domaine environnemental, s’est progressivement invitée dans le domaine financier, s’agissant notamment des dettes publiques. Nous avons choisi de réunir ces deux aspects. En effet, si nous voulons apprécier la qualité de notre croissance et de son évolution sur une décennie, ne convient-il pas de considérer la société comme créatrice, d’une part, d’actifs – par ses investissements dans l’éducation, dans les entreprises, dans les équipements collectifs – et, d’autre part, de passifs – par son endettement ou la dégradation de l’environnement qu’elle lèguera à la génération suivante ? Au fond, s’interroger sur la soutenabilité revient à se demander si les évolutions du passif comme de l’actif peuvent être prolongées ou s’il faut, au contraire, infléchir la tendance.

Pour ce qui concerne l’actif, j’évoquais tout à l’heure la qualité des équipements collectifs. Nous avons réalisé d’importants efforts en termes d’investissement public et en matière d’éducation, même si, comme je le disais aussi, tout n’est pas satisfaisant.

Pour ce qui est du passif, nous avons accumulé de nombreuses dettes et contribué – peut-être moins que d’autres pays toutefois – à une certaine dégradation de l’environnement et du climat.

Nous devons donc nous interroger sur l’équilibre de notre croissance d’ici à dix ans comme somme de bien-être et de potentielles difficultés à travers l’accumulation de passifs. Cela renvoie à la question de l’allocation des efforts, mais pose aussi des questions d’ordre institutionnel. En effet, nous devons nous assurer que nous ne céderons pas à la facilité, laquelle consisterait à aller de l’avant tout en laissant s’accumuler derrière nous un passif qui pèsera sur les générations à venir.

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