DONNEES ET ANALYSES

Identité : L’Europe, selon 10 000 étudiants de 18 pays du monde

CYBERGEO

by Arnaud Brennetot, Karine Emsellem, France Guérin-Pace et Bénédicte Garnier

 

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Photo : Maxppp/Vincent Isore/IP3 press

Les stéréotypes à propos de l’Europe sont multiples, qu’ils soient ancrés dans les représentations anciennes, comme celui d’un « vieux continent », ou dans celles plus récentes d’une « Europe de la crise ». À ces images collectives produites et véhiculées par les médias, les travaux académiques ont longtemps opposé une approche centrée sur l’analyse des faits inscrits dans l’espace, négligeant les perceptions des populations. La manière de considérer et de dire l’Europe est pourtant très variée selon les lieux dont on parle, les caractéristiques sociales et démographiques des personnes et leur trajectoire individuelle. Elle comporte aussi des traits communs, fondamentaux puisqu’ils conditionnent les représentations collectives. L’objet de cet article est d’étudier les visions subjectives de l’Europe à partir d’un corpus de mots associés à cet ensemble géographique par plus de 10 000 étudiants interrogés dans 18 pays du monde. Pour exploiter ce corpus de près de 50 000 mots, nous avons eu recours aux méthodes de la statistique textuelle qui permettent de structurer les représentations en fonction des associations et des oppositions lexicales. Ces traitements mettent en évidence des représentations dominantes qui prévalent chez les étudiants interrogés, tout en mettant en lumière l’existence de différences liées au domaine d’études ou au pays de résidence des étudiants interrogés.

Appréhender une nouvelle fois l’identité européenne ? Enjeux et positionnements

La question de l’existence d’une identité européenne ou d’une conscience identitaire européenne se pose à chaque fois que le projet européen est soumis au débat public, ou que le territoire européen vit un événement majeur, donnant l’occasion aux différents partenaires d’exposer leur point de vue sur ce que l’Europe signifie pour eux. Sondages, positionnements et discours se multiplient alors pour contribuer à définir des représentations de l’Europe et des valeurs qui lui sont liées.

Des identités, au pluriel

D’un point de vue scientifique, deux perspectives peuvent être adoptées pour saisir l’identité européenne. La première, dans une approche de géographie régionale traditionnelle, se focalise sur le territoire européen et ses délimitations. Les concepts de « continent » et de « civilisation » ont longtemps servi de cadre à la réflexion collective, offrant aux différents interlocuteurs les arguments les plus contradictoires, tantôt naturalistes, tantôt historiques ou politiques, pour justifier ou pour remettre en cause la légitimité de telle ou telle frontière. Certains travaux ont sans doute appuyé l’entrée dans l’Union européenne d’États aux portes de cette institution (Schöpflin et Wood, 1989 ; Ragaru, 2003) ou parfois tenu des propos à visée expansionniste (Grmek et alii, 1993 ; Michels, 1997). Pourtant, nombreux sont les géographes à avoir souligné les travers d’un tel spatialisme et pointé du doigt le recours à une « géographie-prétexte » (Clerc, 2002) ou les dangers possibles d’une instrumentalisation géopolitique des discours sur l’identité territoriale (Carmichael, 2002 ; Lacoste, 2005 ; Guermond et Guérin-Pace, 2006). La question des limites territoriales est bien entendu fondamentale, à condition de ne pas prendre les vérités d’hier pour des évidences acquises et indépassables (Grataloup, 2009). Dans cet esprit, plusieurs travaux s’efforcent d’apporter des éclairages nouveaux, s’interrogeant sur l’implication des élargissements européens successifs (Boulineau, 2010 ; Rey et alii, 2005), sur les marges de ces entités territoriales (Drevet, 1986 ; Foucher, 1998), ou sur l’organisation de l’espace européen (Barrot et alii., 2002 ; Beckouche et Richard, 2008 ; Elissalde et Thébault, 2009 ; Didelon et alii, 2011). L’approche est même parfois décentrée, évaluant par exemple la ressemblance de la Turquie à l’Union européenne (Pérouse, 2004), ou s’interrogeant sur la position de l’Europe dans le Monde (Didelon et alii, 2009). Tous ces travaux ont en commun de questionner les mécanismes à l’œuvre dans la construction des identités et des séparations territoriales, à travers des phénomènes mesurables ou à défaut cartographiables, allant même parfois jusqu’à proposer l’idée d’une « européanité » (Lévy, 1997) prenant la forme de différents gradients spatiaux. Or le concept d’identité évoque aussi d’autres dimensions, notamment cognitives et affectives, que ces approches ne transcrivent pas (Guermond, 2006 ; Guérin-Pace, 2006).

Une seconde approche privilégie une analyse de l’« Europe » plus herméneutique, centrée sur l’interrogation des fondements du projet européen, en se focalisant sur des valeurs éthiques, politiques ou esthétiques, et des idées auxquelles l’Europe serait intimement associée. C’est ainsi que plusieurs auteurs ont entrepris de « penser l’Europe » (Morin, 1987), cherchant par divers cheminements intellectuels à essayer de révéler ses traits distinctifs, souvent dans une perspective historico-géographique (Todd, 1990 ; Lévy, 1997 ; Mendras, 1997 ; Retaillé, 1998 ; Vandermotten et Dézert, 2008). D’autres ont mis l’accent sur les processus de coopération institutionnelle (Baudelle et Guy, 2004 ; Beck et Grande, 2007 ; Habermas, 2006), ou sur des problématiques d’aménagement (Frémont, 2000 ; Alvergne et Tautelle, 2002 ; Allain et alii. 2003 ; Baudelle et Jean, 2009).

Cette démarche peut conduire certains observateurs à tenter de réduire l’Europe à un principe essentiel, qui serait susceptible de la fonder de façons univoque, universelle et irrévocable, quasi mythiquement (Beck, 2006 ; Delsol et Mattei, 2010 ; Manent, 2006 ; Zizek, 2007). Cette conception de l’identité européenne appelle deux remarques. D’une part, l’Europe n’est pas stable, ni en tant qu’idée, ni en tant qu’objet : les discours et les images véhiculés à son propos n’ont cessé de se transformer au cours de l’histoire (Ahnström, 1993, Du Réau, 2008 ; Grégoire, 2007). D’autre part, les visions intellectuelles et politiques contemporaines associées à l’Europe sont contradictoires, la présentant alternativement comme une civilisation originale (conception culturaliste), comme le berceau de la démocratie (conception universaliste), comme un grand marché (conception néolibérale), comme une assemblée de régions (conception fédéraliste) ou, plus classiquement, comme une juxtaposition de Nations (conception souverainiste). Or, selon ces différentes perspectives, le rôle de l’espace dans la construction identitaire collective est totalement différent (Cederman, 2001). Par exemple, dans une approche culturaliste, ce sont les territoires et leurs particularités culturelles qui fondent les identités collectives ; dans une perspective plus fonctionnaliste, il s’agit de construire une identité sur la base d’intérêts partagés, qu’ils soient économiques ou politiques (Cerrutti et Lucarelli, 2008). Ainsi, selon la façon dont elle est envisagée, l’Europe prend des formes spatiales variées, plus ou moins étendues, plus ou moins homogènes.

Des identités aux représentations spatiales

Plus que des tensions idéologiques ou géopolitiques entre acteurs, cette diversité de conceptions de l’identité européenne révèle surtout l’existence d’interrogations et de doutes profonds sur ce que représente l’Europe aujourd’hui. Les échecs de plusieurs référendums au cours des années récentes, l’abstention élevée lors des élections au Parlement européen, des sondages d’opinion régulièrement négatifs et de multiples manifestations de mécontentement témoignent d’une défiance persistante à l’encontre des institutions européennes. La crise de légitimité qui en découle dépasse le cadre des politiques sectorielles (économiques, culturelles ou sociales), au point de remettre en cause le « consensus permissif » des citoyens à propos de l’Europe (Bélot, 2010, Foret, 2008 ; Crespy et Petithomme, 2010). Au-delà des jugements positifs ou négatifs exprimés à l’égard des institutions européennes, cette situation interroge, de manière plus fondamentale, la façon dont les différentes populations considèrent et se représentent l’Europe aujourd’hui.

Les mots les plus fréquemment associés à l’Europe

Mots Freq. Mots Freq. Mots Freq. Mots Fréq. Mots Fréq.
union 1160 romantic 215 travel 116 france 77 arrogant 55
culture 1063 capitalism 200 quality 114 level 77 common 55
developed 994 good 191 welfare 112 equality 75 language 55
development 901 tourism 188 west 109 cooperation 72 strong 55
european 677 imperialism 183 standard 107 great 71 architecture 54
euro 611 unity 182 science 104 globalization 70 western 54
rich 594 art 182 xenophobia 104 integration 69 environment 53
beauty 548 advanced 177 free 103 religion 69 italy 53
economy 507 prosperity 177 stability 101 for 67 food 52
history 491 money 175 open 100 is 67 north 52
civilization 476 life 173 occident 98 liberalism 67 with 51
freedom 455 europe 169 domination 94 different 66 immigration 51
democracy 453 exploitation 169 center 93 egoism 66 evolution 49
industrialized 451 football 168 united 92 population 64 opportunity 49
power 434 politics 165 living 91 climate 64 home 49
continent 387 cold 151 white 89 ancient 63 order 49
countries 379 war 147 multicultural 89 big 63 well 48
old 375 progress 146 tower 88 brussels 63 most 48
world 370 tradition 145 classical 87 trade 62 mainland 47
high 349 country 140 social 86 germany 61 many 47
modern 335 human 140 future 86 leisure 59 schengen 46
education 327 rights 136 place 86 paris 59 borders 46
technology 327 clean 132 comfort 85 interest 58 currency 46
wealth 297 community 125 elegant 82 respect 58 friendly 46
diversity 287 richness 124 pollution 82 solidarity 58 conflict 45
colonialism 261 christian 122 knowledge 81 innovation 56 independent 45
fashion 220 small 122 eiffel 79 luxury 56 nato 44
peace 220 people 119 work 79 variety 56 flourishing 44

Source : EuroBroadMap, 2009

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Conclusion générale

La vision de l’Europe à travers le monde, appréhendée par le regard de la population estudiantine nous apporte des enseignements très riches. En premier lieu, elle montre que les contenus (connaissances et imaginaires) académiques déterminent la manière dont les étudiants perçoivent l’Europe. Ainsi, l’Europe a tendance à être imaginée à travers le prisme de la culture par les étudiants en Art, à travers les doctrines politiques pour les étudiants en Sciences Politiques, à travers les processus d’intégration économique pour les étudiants en Commerce et Management, etc. Cette tendance est moins présente pour les étudiants en Médecine et en Ingénierie pour lesquels l’Europe n’est pas un objet d’étude. Les étudiants en Art, en Ingénierie et en Médecine, portent un regard plutôt positif sur l’Europe et mettent l’accent sur la qualité de vie au quotidien alors que les étudiants en Sciences Humaines et Sociales et en Sciences Politiques développent une vision plus ambivalente, associant des registres liés au passé, le plus souvent négatifs, à d’autres plus positifs et plus contemporains en termes de valeurs et de développement.

La situation géographique des étudiants, leur appartenance nationale et leur position par rapport à l’Union Européenne est aussi un facteur de la construction de l’imaginaire européen.

Face à des représentations idylliques, celles des étudiants chinois par exemple, s’opposent les représentations parfois très négatives exprimées par les étudiants vivants dans les pays africains et dans une moindre mesure par ceux des pays situés aux marges de l’Europe, en particulier de la Turquie. De manière plus mitigée, le Brésil oscille entre une certaine attirance et un regard critique sur l’Europe. Pour les pays qui font partie de l’Union européenne de manière ancienne ou récente, la perception de l’Europe est avant tout institutionnelle et économique. Hormis peut-être pour les étudiants vivant en Hongrie, il est intéressant de constater que très peu de termes se réfèrent à un sentiment d’appartenance susceptible de constituer une référence identitaire mobilisable.

Cette variété de perceptions de l’Europe, saisies ici à l’échelle nationale, résulte autant des expériences individuelles que des modalités sociales de construction des imaginaires collectifs. Se conjuguent ainsi dans chacun des pays un ensemble de médiateurs sociaux, les enseignants et les éditeurs de matériel pédagogique (Brennetot, Rosemberg, 2011), les médias d’actualité, les publicitaires, les auteurs d’œuvres de fiction, qui, tous, contribuent à leur façon à configurer l’image que l’on peut se faire d’une entité géographique comme l’Europe. Il serait ainsi très intéressant de croiser le contenu des représentations subjectives analysées ici et celui des discours collectifs exprimés à propos de l’Europe. Sans céder à l’hypothèse d’une influence mécanique des discours collectifs (médias, École) sur les opinions individuelles, on peut supposer qu’ils conditionnent en partie les réponses fournies par les étudiants. En France, par exemple, le fait que l’Europe soit plus souvent qu’ailleurs associée à un ensemble de réalités politiques (Parlement, euro, etc.) tient sans doute à la place que l’Union européenne occupe dans l’actualité médiatique ou dans l’enseignement secondaire. En revanche, là où elle n’apparaît pas comme un enjeu politique majeur pour les populations (Chine, Inde), l’Europe peut davantage être perçue à travers des stéréotypes véhiculés en grande partie par le biais des supports publicitaires. Plus largement, il est aussi évident que les discours médiatiques, les actualités diverses voire les propos politiques ont transformé, transforment et transformeront les perceptions des étudiants à propos de cette partie du Monde.

Il est nécessaire de rappeler qu’il s’agit de la vision d’une population dont les parcours individuels sont loin d’être achevés. Ce sont les expériences individuelles accumulées qui viendront progressivement nourrir leurs représentations de l’Europe, élaborées depuis son centre, ses marges ou ses contrées plus lointaines.

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