POINTS DE VUES CRITIQUES

Bertrand Badie : L’Asie pourrait-elle déstabiliser l’ordre mondial ?

LE MONDE

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Armand : Le sujet parle de « déstabiliser l’ordre mondial » mais qu’est-il vraiment ? Après le « nouvel ordre mondial » prôné par G. Bush père, qu’en est-il aujourd’hui ?

Bertrand Badie : Il n’y a jamais eu d’ordre mondial, ni dans le sens normatif ni, a fortiori, dans le sens institutionnel du terme. Lorsqu’on parle d’ordre mondial, on désigne un effort de description de l’international et on hasarde des hypothèses sur la relative pérennité de celui-ci. Dans une perspective classique, on parlait volontiers d » »équilibre de puissance ». On abandonnera ici cette vision car la puissance n’est plus la seule composante des ordres régionaux, et a fortiori de l’ordre global.
Dans l’interprétation que je propose, l’ordre international décrit un système« apolaire » qui parvient à se reproduire en misant en particulier sur les liens croissants d’interdépendance qui lient les Etats entre eux en y associant de plus en plus les acteurs non-étatiques qui prétendent accomplir des fonctions sur la scène internationale.

Christophe : Pourquoi parler de destabilisation et non pas de recentrage vers l’Asie ?

Bertrand Badie : Encore faudrait-il établir que l’Asie constitue un centre, et même qu’un système mondialisé comme celui que nous connaissons actuellement soit véritablement doté d’un centre.
Avec l’idée de stabilité, je prétends, comme je l’ai indiqué précédemment, procéder à la description d’un système international sans pour autant préjuger d’une quelconque hiérarchie de puissance. Si l’Asie occupe une place de plus en plus importante dans l’ordre mondial actuel, c’est tout simplement parce qu’elle vient yprendre sa place alors que notre conception classique de l’international s’est longtemps limitée à l’Europe, élargie avec la première guerre mondiale aux Etats-Unis.
La bipolarité avait artificiellement confirmé cette eurocentrisme de la vie internationale, rejetant l’Asie dans une périphérie au statut incertain ; seul le Japons’en était distingué, mais pour peu à peu se construire et s’imposer comme un« Extrême-Occident ». L’entrée de la Chine de plain-pied au sein du système international, puis l’affirmation de grands émergents comme l’Inde ou l’Indonésie, ont contribué à mondialiser les rapports internationaux, à placer l’Asie comme part essentielle de ceux-ci : l’Europe en particulier, qui s’est considérée depuis la paix de Westphalie comme le champ de bataille du monde et le centre même de sa gouvernance, a le plus grand mal à s’adapter à cette mondialisation et à penser un ordre global et une stabilité pérenne à partir d’une telle reconfiguration.

Hugo Frontère : N’est-ce pas la Chine plutôt que l’Asie qui pourrait déstabiliser l’ordre mondial ? En effet les pays de l’ASEAN et l’Inde semblent avoir des ambitions géopolitiques moins gourmandes.

Bertrand Badie : Il est évident que la Chine est au centre de cette vaste reconfiguration. N’oublions pas quelques chiffres clés : de 18 milliards de dollars en 1980, ses exportations sont passées aujourd’hui à plus de 1 200 milliards de dollars… Quant à son budget militaire, il atteint aujourd’hui le niveau de 130 milliards de dollars, alors qu’il était huit fois moins important lors de la dernière décennie du XXe siècle.
L’effet de redistribution est grand, potentialisé précisément par cette logique d’interdépendance qui se manifeste à travers la détention par la Chine de 1 250 milliards de dollars en bons de Trésor américains. Avec cette « ascension » de la Chine, ce n’est pas seulement la carte mondiale de la puissance qui est recomposée : les transformations que nous visons décrivent déjà en fait un autre monde qui est probablement le premier avatar de la mondialisation, c’est-à-dire la première réalisation concrète de tous les paramètres qui fondent celle-ci et qui la distinguent du système interétatique issu de Westphalie. Ce sont en effet non seulement les Etats qu’il faut ici prendre en compte, mais les économies et lessociétés. Face à de telles mutations, ce qu’on tenait naguère pour le miracle japonais ne pèse plus d’un poids décisif.
Quant à l’Inde, vous avez raison de dire que sa capacité de remodelage du jeu régional, et a fortiori international, est moindre, même si on aurait tort de la négliger. N’oublions pas que Delhi s’impose aujourd’hui comme 7e puissance militaire mondiale…
Plus important encore, on voit aujourd’hui se dégager une Asie éclatée dont ledevenir est doublement hypothéqué : d’une part par l’interdépendance croissante entre ses sociétés et ses économies, d’autre part par l’effet d’une concurrence croissante qui oppose des puissances régionales potentielles dont on imagine mal la capacité d’intégration au sein d’un vaste ensemble régional comparable à ce que fut la naissance, pourtant bien difficile, de l’Union européenne.

Edith : Dominique Moisi parle de la géopolitique des émotions. On serait passé d’une tension idéologique à une tension émotionelle ?

Bertrand Badie : Nul doute que cette dernière joue un rôle très important en Asie. Pour au moins trois raisons. La première tient au vieux contentieux qui oppose la mémoire asiatique à la mémoire occidentale : du sac du Palais d’été de Pékin au lent processus de résistance pacifique à la colonisation britannique de l’Inde, lesouvenir des humiliations reçues est encore extrêmement vif.
La deuxième se rapporte au jeu interne : elle met à nouveau en scène la mémoire, celle qui oppose aujourd’hui de manière très vive le Japon à la Chine, la Corée au Japon, mais aussi le Vietnam à la Chine, et le monde indien au monde chinois. Il serait dangereux d’en négliger la portée dans la construction extrêmement hasardeuse d’un ordre régional.
Enfin, la troisième est plus contemporaine, elle confronte déjà deux modes de gouvernance : l’un issu de la seconde guerre mondiale qui n’a longtemps inclus l’Asie que par l’intermédiaire du siège que Taiwan a occupé au Conseil de sécurité, jusqu’au début des années 1970, et un autre correspondant au formidable rééquilibrage de l’économie mondiale au profit de l’Orient extrême. Aujourd’hui, cette « émotion » est actualisée à travers un jeu complexe : l’Asie, contrairement à l’Occident, ne s’intéresse pas beaucoup à la gouvernance mondiale, mais est en revanche attentive à ne pas être gouvernée du dehors.
On ne peut pas établir de façon claire la manière dont ces trois émotions fortes pèsent sur une double réalité beaucoup plus froide : celle d’un rapport de puissance qui oppose de manière classique mais forte les principaux Etats d’Asie, et celle qui dérive du jeu impitoyable, non seulement de la concurrence économique, mais aussi, et de plus en plus, de l’interdépendance économique. Ceux dont il faudrait se venger sont en fait des partenaires qu’on ne peut plus détruire au risque de se priver d’un marché dont on a absolument besoin.

Wissam : De quelles manières l’Asie pourrait-elle déstabiliser l’ordre mondial ?

Bertrand Badie : Bonne question, qui a déjà le mérite de remettre les choses au point. Si déstabilisation il y a, c’est davantage à travers la mondialisation d’un jeu de gouvernance qui jusqu’à présent, comme je l’ai déjà dit, reste organisé depuis le seul monde occidental. L’Asie orientale est tout simplement en train de retrouverle poids économique qui était le sien avant le début de l’expansion européenne, c’est-à-dire au début du XIXe siècle.
Inévitablement, avec la mondialisation, ce regain économique se traduit par une réorganisation de la gouvernance politique du monde qui ne peut plus tenir le monde extra-occidental dans le seul statut de périphérie.
J’ajouterai, plus profondément, que les mutations qui dominent la trajectoire asiatique doivent être tenues pour la première véritable intériorisation des règles de la mondialisation. La « déstabilisation asiatique » est d’abord le fait d’une réalisation à l’échelle régionale, et à partir de là, à l’échelle mondiale, des paramètres nouveaux de la mondialisation. On doit à partir de là apprendre un nouveau jeu international où l’interdépendance l’emporte sur la relation ami-ennemi, où les exigences du développement économique prennent l’avantage sur les projets proprement politiques, et où le jeu d’une froide raison gagne sur un messianisme qui a longtemps structuré la diplomatie occidentale.
A ces évolutions, il faut bien sûr ajouter le risque de tensions nouvelles. Encore que là, il convienne d’être prudent. Le danger ne me semble pas être la prétention de la Chine à se construire en nouvel hegemon mondial, mais bien plus, tous les risques associés à l’inéluctable rivalité pour concevoir une hégémonie régionale.
Néanmoins, on peut faire le pari que de telles tensions ne remettront pas en cause ce qui est, en Asie plus que partout ailleurs, l’essentiel : un besoin non seulement de survie, mais d’un ordre économique minimal qui vient périmer le recours à la guerre, du moins dans la facture classique que l’histoire européenne avait ciselée.

XXL : Comment imaginer une autre approche que celle du réalisme en Asie alors que vous avez écrit dans votre dernier ouvrage que la fin d’une histoire correspond à celle du réalisme ? Alors est-il mort ou pas ?

Bertrand Badie : Bien sûr, il est tentant de voir là une contradiction. Mais je pense, en fin de compte, que ce « moment asiatique » marque bel et bien le déclin assuré du réalisme. Je m’en explique. L’un des réalistes les plus intransigeants, l’Américain John Mearsheimer, père du « réalisme offensif », avait, à juste titre, souligné le « pouvoir paralysant des eaux ». Il pressentait ainsi l’extrême difficulté pour les Etats-Unis d’exercer leur hégémonie mondiale sur l’outre-Pacifique, c’est-à-dire l’Asie.
Du même mouvement, il supposait que la Chine ne pourrait que difficilement seconstruire une carrière de nouvel hegemon mondial. En effet, lorsque Pékin agit, notamment en Afrique, mais aussi en Amérique latine, c’est essentiellement poursatisfaire ses besoins d’approvisionnement, jamais dans l’idée de forger un ordre mondial qu’il contrôlerait.
En revanche, le réalisme nous invite à considérer, comme je le soulignais déjà, que toute puissance émergente ne pouvait se réaliser sans chercher à s’imposercomme hegemon régional. Il y a bien là une « schizophrénie diplomatique » chinoise, cherchant à imposer une politique de puissance à l’échelle de l’Asie centrale et orientale, et abandonnant toute prétention à une diplomatie globale.
Lorsqu’on prend en compte l’échelle mondiale, le jeu chinois compose davantage avec l’argument d’interdépendance qu’avec celui de confrontation. C’est bien en cela qu’il y a deux diplomaties et que la seconde n’a rien à voir avec les arguments du réalisme. Si on suit ce dernier, le choc des deux hegemons régionaux devrait conduire, et pour longtemps, à un affrontement sino-américain. Les paramètres de la mondialisation montrent très clairement que celui-ci n’a aucun sens et n’est en aucun cas souhaité de part et d’autre. On est pour ces raisons à l’exact opposé de la guerre froide et de l’affrontement américano-soviétique.
La Chine, comme nous l’avons déjà vu, joue l’argument du marché et de l’interdépendance croissante des économies. Elle porte même cette logique au-delà, en y impliquant de plus en plus les sociétés : l’un des exemples de ces mutations est sa politique très réussie d’exportation de ses étudiants qui, rentrant ensuite de Californie, lui apportent une technologie nouvelle qui, fusionnée avec la technologie chinoise, contribue à son progrès économique comme à son insertion dans la mondialisation.
La Chine, en jouant habilement des relations interéconomiques, et maintenant de« l’intersocialité », s’oriente dans une direction qui n’est pas du tout celle prévue par la théorie réaliste. Mieux encore, elle tente prudemment d’instiller cette logique au sein des espaces régionaux, à travers les zones économiques spéciales et les formes nouvelles d’intégration des marchés locaux.
Il reste bien sûr à s’interroger sur le devenir de cette schizophrénie : elle peut s’éteindre pour n’apparaître rétrospectivement que comme un moment de transition ; elle peut durer et constituer un nouvel élément de l’équilibre régional et mondial ; mais elle peut aussi être mise en déroute par des tensions politico-militaires liées aux rivalités entre puissances régionales. C’est à ce niveau qu’il convient d’être prudent et d’intervenir pour éviter tout dérapage qui échapperait à la volonté des dirigeants, et qui pourrait apparaître comme une navrante revanche du réalisme.

Edith : Quelle est la limite de tolérance des Etats-Unis vis-a-vis de la Corée du Nord ? Si cette limite est dépassée et que les Etats-Unis frappent LaCorée du Nord, quelle serait la tolérance de la Chine et de La Russie ?

Bertrand Badie : Je pense que la diplomatie de Barack Obama a su réagir avec lucidité à cette poussée de fièvre : d’autres présidents auraient peut-être eu un instinct guerrier qui aurait pu se révéler catastrophique…
En réalité, la Corée du Nord n’est pas au centre des incertitudes asiatiques : elle incarne de manière presque caricaturale, en tout cas extrême, un modèle de diplomatie qu’il faut s’attendre à rencontrer de manière de plus en plus courante dans le monde « apolaire » d’aujourd’hui. Il s’agit d’une diplomatie active de déviance, c’est-à-dire d’une diplomatie qui fonde son existence et sa visibilité sur son aptitude à défier des équilibres de puissance et les normes formelles ou informelles reconnues. Pour des raisons de politique intérieure, le nouveau dictateur nord-coréen avait besoin d’affirmer son autorité ; pour des raisons de politique extérieure, il avait tout autant besoin de s’assurer une place sur l’échiquier international.
En brandissant une menace, dont l’ampleur le dépassait, il a pu satisfaire l’une et l’autre de ces exigences. D’où, probablement, comme toujours dans ces situations, la très rapide banalisation de ses comportements.
Il ne faut pas pour autant tenir la séquence pour dérisoire. D’abord, aucune crise n’est totalement maîtrisable par ceux qui en assurent la gestion : un dérapage aurait pu, et pourrait encore, se révéler catastrophique. Mais il y a probablement plus grave : la Corée du Nord est menacée d’une véritable implosion sociale qui pourrait se concrétiser notamment par une famine d’une intensité bien supérieure à l’insécurité alimentaire que nous connaissons aujourd’hui.
Or l’implosion sociale d’acteurs déviants est une source potentielle de violence et de surenchère qui peuvent se révéler particulièrement graves. Voilà pourquoi des initiatives doivent être prises pour favoriser une réintégration de Pyongyang dans le jeu régional dès que la fièvre aura baissé, que ce soit à travers la relance du projet KEDO (organisation de développement énergétique coréenne) ou la réactivation des zones économiques spéciales, à l’instar de Kaesong, dont la Corée du Nord ne pourra pas longtemps se passer.

 

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