DECORTIQUAGES

Sahel : trafics de drogues, implantation des salafistes armés d’Al-Qaïda et rebellions des Touaregs

L’Année du Maghreb

PAR Pierre Boilley

Professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur du CEMAf.

Depuis l’implantation dans le nord du Mali du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), en 2003, transformé en Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) en 2007, les Touaregs, qui avaient suscité lors de leurs rébellions post-coloniales, soit indifférence et méconnaissance (en 1963-1964), soit intérêt, soutiens ou critiques (dans les années 1990 et 2000), reviennent au centre des préoccupations. La confusion fréquente entre rebelles nomades et salafistes armés au cœur du Sahara entretient à leur égard de durables méfiances et les développements récents des événements de la « révolution » en Libye ravivent le lien qui a été et est toujours fait entre ce pays et l’engagement sur divers théâtres d’opération en Afrique et au Moyen-Orient des combattants touaregs de la mythique « légion islamique » de Kadhafi. L’internationalisation de la menace d’Al-Qaïda, à laquelle est affiliée AQMI, et la mise en place d’une coalition engageant le soutien militaire de plusieurs pays aux insurgés libyens en 2011, placent ainsi les Touaregs dans des réalités qui les dépassent largement mais pour lesquelles ils restent un des éléments importants de l’analyse.

Sujet d’étude peu courant il y a encore une quinzaine d’années, le Sahara devient actuellement une préoccupation commune et l’étude des mouvements et soubresauts qui le parcourent un souci concernant autant les chercheurs que d’autres acteurs, notamment institutionnels. Par ailleurs, les études généralement réalisées jusqu’à maintenant se concentraient sur des analyses fines, mais généralement peu reliées au cadre extérieur des événements continentaux ou extra-africains. Or, il apparaît de plus en plus nettement qu’il est nécessaire de faire ce lien, si l’on veut saisir non seulement les conditions dans lesquelles se sont développés les événements locaux, mais aussi leurs implications dans des espaces plus globaux. Le caractère des rébellions, souvent considéré comme « local », doit être ainsi replacé dans une géopolitique beaucoup plus large, à l’échelle du continent africain, voire du monde dans sa globalité. Il devient par ailleurs possible, avec maintenant presque cinquante ans de recul, de mettre en regard et comparer les rébellions touarègues successives. Parler de rébellion touarègue n’a en effet pas grand sens si l’on en parle au singulier. Cela ne représente pas non plus un concept opératoire si l’observation se place sur la durée, sur le temps moyen historique, si elle s’attache aux dynamiques des processus en cours depuis plusieurs décennies, et prend en compte de la même façon les différents espaces concernés. Au Mali, les Touaregs, ou plutôt certains des Touaregs, se sont lancés depuis l’indépendance dans trois types de mouvements armés, généralement définis comme rébellions, dans les années 1960, 1990 et 2000. Le Niger, quant à lui, n’a été touché que par les deux derniers temps de ces révoltes. Les contextes dans lesquels ces mouvements ont éclaté ne sont pas les mêmes, leurs acteurs n’ont pas eu de semblables expériences de vie, ni une vision du monde sans changements. Ces mouvements n’ont pas eu les mêmes bases, les mêmes buts ni les mêmes histoires, et leur résolution n’a pas pris, ou ne prend pas actuellement, les mêmes chemins.

Ces divergences sont aussi significatives de leur insertion dans la géopolitique plus vaste des relations internationales, et plus spécifiquement dans une géopolitique régionale qui concerne autant le Sahel que le Maghreb, l’ancienne puissance coloniale française que les superpuissances mondiales ; une géopolitique locale traversée par ailleurs des mêmes grands enjeux mondiaux dont certains des traits ont été et sont particulièrement visibles, ou le deviennent, dans le Sahel et le Sahara. Il est indispensable dans ce cadre de ne pas séparer les « approches locales » du « contexte global », ce dernier étant d’ailleurs de plus en plus présent, par le biais notamment de l’importance et de la facilité croissante de la communication dans un monde de plus en plus globalisé. On étudiera par conséquent les spécificités de chacun de ces temps de soulèvements touaregs, dans les évolutions et les permanences internationales, qui se conjuguent avec les singularités politiques, nationales ou économiques des zones touarègues rebelles.

Soulèvement isolé, indépendances et guerre froide (1963-64)

La première rébellion touarègue, dans les années 1963 et 1964, mal connue au-delà du cercle des spécialistes, n’a concerné que le Mali fraîchement indépendant et n’a pas touché le Niger. Elle s’est même concentrée dans la seule région nord-est du Sahara malien, l’Adagh (ou Adrar des Ifoghas), les régions de Tombouctou et de Ménaka n’étant pas entrées dans le mouvement. Elle a pourtant été, elle aussi, insérée dans des contextes beaucoup plus vastes, ceux des indépendances et des affrontements est-ouest de la guerre froide.

Si l’on en décrit rapidement les origines, le développement et la chute, on peut penser que cette révolte apparemment locale, dont les médias occidentaux n’ont pas touché mot, n’était pas reliée au monde extérieur. Issue en première analyse de l’incompréhension touarègue globale des changements de l’indépendance, de l’étonnement de voir l’administration française remplacée sans coup férir par les fonctionnaires et militaires maliens, et des mécontentements dus aux lois du régime de Modibo Keita, elle reflétait aussi les incompréhensions culturelles réciproques entre Maliens du sud et du nord. Elle fut aussi une réaction de la chefferie touarègue que le pouvoir socialiste de Modibo Keita considérait comme « féodale » et destinée à disparaître. Largement conduite en premier lieu par les dominants Ifoghas, sa base s’élargit avec la répression très dure qui fut menée par l’armée malienne et le commandant de cercle le capitaine Diby Sillas Diarra. Commencée le 14 mai 1963 avec le vol des équipements et des dromadaires de goumiers par Elladi ag Alla et Tuteka ag Elladi, elle s’acheva le 16 juillet 1964 avec l’écrasement des derniers rebelles dans le massif montagneux du Timetrine, après une série de combats qui tenaient plus d’escarmouches que de batailles rangées. Vue ainsi, elle représente un épisode finalement mineur, bien qu’il ait eu comme conséquence l’établissement d’une chape de plomb militaire et policière sur la région et une méfiance durable de l’État à l’égard des nomades touaregs.

Elle s’inscrit pourtant dans les réalités internationales du moment. En premier lieu, le mouvement d’indépendance du Mali, qui occasionna de la part de la France et des officiers sahariens des réactions lourdes de conséquences. On se rappelle la mise en place de l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS), en 1957, qui était bien une tentative coloniale pour conserver le Sahara central pétrolier, et les réticences des représentants des pays riverains à l’Assemblée de l’Union française, qui ne voulaient pas voir leurs futurs espaces nationaux amputés de leurs régions sahariennes espérées riches de minerais et d’énergie potentielle (Boilley, 1993, p. 215-241). Même si l’on peut penser que les officiers français ont eu une part majeure dans cette action, cette construction administrative fut néanmoins soutenue par les notables touaregs, dont on connaît les deux pétitions (une malienne, une nigérienne), adressées au Général De Gaulle, engendrant pour des décennies une autre méfiance des États africains à l’égard d’un « complot français » (Boilley, 2005) ayant pour but de déstabiliser les États sahéliens et de contrôler le Sahara. En deuxième lieu, l’entente entre le Mali socialiste et le FLN algérien fut un désastre pour la rébellion. L’Algérie indépendante en 1962 ne pouvait qu’aider la répression menée par le Mali, qui avait hébergé dès son émancipation en 1960 les cadres de la « Wilaya 7 » missionnés pour ouvrir un Front saharien (Renaud, 1993, p. 249), et qui menaient depuis Gao les opérations dans le sud du Sahara algérien. Abdelaziz Bouteflika, Frantz Fanon, entre autres, furent les hôtes du Mali pendant cette période, un Mali socialiste qui se plaçait, au sein du groupe de Casablanca (Michel, 1993, p. 210 ; Diarrah, 1986, p. 59) dans le même camp progressiste que les Algériens, avec l’URSS comme soutien majeur en lutte contre l’Ouest, l’Occident colonial et dominant. La frontière algérienne, au-delà de laquelle les rebelles touaregs pensaient trouver un sanctuaire, fut ainsi fermée, l’Algérie accorda un droit de poursuite à l’armée malienne sur son propre territoire et les efforts de Zeyd ag Attaher (frère de l’amenokal et figure dominante de la rébellion) pour convaincre les Algériens de soutenir la révolte furent tellement vains qu’il fut arrêté et remis menotté aux autorités maliennes;

On voit bien ainsi dans quel contexte international se place l’échec de la révolte de 1963-64. Prise en étau entre le Mali et l’Algérie partenaires du camp de l’Est, elle n’avait en réalité aucune chance. Zeyd tenta bien de sensibiliser les Français, sans beaucoup de résultats. Certains administrateurs et officiers français toujours présents à Reggane dans les concessions faites à la France par les accords d’Evian pour entreprendre ses essais nucléaires tentèrent bien de fournir quelques fusils aux rebelles, mais il ne s’agissait là que d’actions individuelles. La France, quelles que fussent ses éventuelles sympathies, ne pouvait plus se permettre de remettre en cause l’indépendance des deux pays concernés, et encore moins de gêner par une action de soutien ses provisoires avantages sahariens durement négociés et vitaux pour sa future indépendance nucléaire. La rébellion touarègue fut, plus que de son inorganisation et de sa large absence de réflexion politique, victime d’une géopolitique du réel, dans laquelle les acteurs étaient aussi bien africains (Mali, Algérie), qu’extérieurs au continent (France, URSS, Bloc de l’est). On peut citer aussi deux autres pays concernés. Le Maroc d’abord, qui dans sa volonté de s’opposer à son rival algérien, tenta en hébergeant Mohamed Ali ag Attaher, notable de Tombouctou, d’esquisser un soutien à la rébellion, mais la cause n’était manifestement pas assez importante pour que cette action fût décisive. Et le Niger voisin enfin, qui n’avait guère envie qu’une révolte touarègue au Mali puisse donner des idées à ses propres nomades, donna des gages lorsque le président Hamani Diori, socialiste lui aussi, vint le 28 novembre 1963 rencontrer à Gao le président Modibo Keïta, pour mettre en place en commun des mesures de surveillance des zones touarègues.

Relations internationales et géopolitique africaine furent ainsi les cadres négatifs dans lesquels se débattit la rébellion touarègue malienne, isolée et sans alliés extérieurs. Il est aussi intéressant de constater que se mirent en place autour des acteurs locaux touaregs les prémices d’une géopolitique qui s’est développée et renforcée dans les décennies suivantes. Importance majeure de l’Algérie notamment, attentive à ses alliances et surtout son influence sur l’espace sahélien qu’elle commençait déjà à considérer comme son propre pré carré, et préoccupée de marginaliser au maximum la France sur cette région, attentive aussi à éviter sur ses propres populations nomades la contagion revendicatrice des Touaregs du Sud ; absence de lien et de réelle solidarité entre Touaregs maliens et nigériens ; importance de la France, ex-puissance colonisatrice, toujours suspectée de « coups tordus » pour défendre ses intérêts propres, notamment économiques ; rivalité entre le Maroc et l’Algérie, à l’avantage de cette dernière. En revanche, la Libye n’était pas encore présente dans le jeu, bien qu’elle le devint très vite, en accueillant, au même titre que l’Algérie, les premiers activistes touaregs fuyant la répression malienne…

Luttes pour l’insertion nationale et géopolitique saharienne (1990-1996/2000)

Avant que n’éclate la rébellion suivante, en 1990, la Libye eut un rôle de plus en plus important de base organisationnelle politique et militaire et commença à jouer au Sahel un rôle croissant. Les sécheresses des années 1970 et 1980, et la diminution du cheptel qu’elles occasionnèrent, laissèrent sans ressources et sans activités de nombreux jeunes Touaregs qui allèrent chercher, dans de longues et clandestines caravanes migratoires, des emplois en Algérie d’abord, puis, de plus en plus en Libye. Ce dernier pays, riche de sa rente pétrolière, offrait de nombreuses opportunités et accueillait à bras ouverts tout travailleur potentiel, accordant en sus sans difficultés la nationalité aux arrivants. Les jeunes « chômeurs », qu’on prit vite l’habitude de désigner par le néologisme touareg ishumar, y trouvèrent d’abord à s’employer puis, au gré des besoins militaires de Kadhafi, s’enrôlèrent dans son armée pour aller se battre au Tchad, en Palestine ou ailleurs. Des camps d’entraînement furent ouverts, et souvent aussi rapidement fermés, au gré de la politique extérieure libyenne, lorsque le Guide n’avait plus besoin de ces soldats « rustiques ». Ce fut néanmoins dans ces camps que les Touaregs maliens et nigériens commencèrent à s’organiser (et à s’entraîner) dans le but de déclencher une rébellion future. La Libye utilisa sans retenue la présence sur son sol et dans ses rangs de ces ressortissants sahéliens pour exercer pression et influence sur le Mali et le Niger, soufflant le chaud et le froid, annonçant la création possible d’un « Sahara central », revendiquant (manifestement sans fondement : Boilley, 1999) des attaques ponctuelles dans les zones sahariennes par de jeunes combattants (Dahmani et Diallo, 1982 ; Salifou, 1993, p. 44). Les relations entre la Libye et les pays sahéliens s’en ressentirent fortement. Le discours d’Ubari fut considéré comme le signe d’une volonté libyenne d’arracher aux pays sahéliens leurs territoires sahariens, en aiguisant les mécontentements touaregs et en faisant miroiter la création d’un nouvel État saharien contrôlé par Kadhafi. Les relations diplomatiques avec le Niger en furent même interrompues en 1981. La structuration d’un mouvement politique touareg en Libye lors du congrès d’El Homs (8 septembre 1980) et le soutien que Kadhafi lui apporta firent ainsi des jeunes Touaregs un outil efficace pour le Guide dans son action d’influence extérieure. Il s’agissait par là-même de contrecarrer et de prendre l’avantage sur l’Algérie dans ses volontés d’influence sahélienne.

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Pierre Boilley, « Géopolitique africaine et rébellions touarègues.
Approches locales, approches globales (1960-2011) », L’Année du Maghreb [En ligne], VII | 2011, mis en ligne le 01 janvier 2013, consulté le 14 janvier 2013. URL : http://anneemaghreb.revues.org/1182 ; DOI : 10.4000/anneemaghreb.1182

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