GEOGRAPHIE HUMAINE

Arctique : des réserves pétrolières en Pôle position

 

 

UTNE READER

By Jeff Fair

Lorsqu’il est question de faune et de flore arctiques, on pense immédiatement au Refuge faunique national arctique (Arctic National Wildlife Refuge), une aire protégée située tout à l’est de la région du North Slope, en Alaska. Mais à l’est de la baie de Prudhoe s’étirent 95 000 m2 de terres sauvages méconnues qui constituent la réserve nationale de pétrole d’Alaska (National Petroleum Reserve-Alaska, ou NPR-A). Encore plus vaste que le Refuge arctique, elle abrite une faune et une flore d’une grande richesse.

Il ne faut pas se fier à son nom : cette étendue sauvage de l’ouest de l’Arctique ne se réduit pas à une réserve de pétrole géante attendant simplement d’être exploitée. Aussi grande que l’Etat de l’Indiana, elle constitue le plus grand domaine fédéral des Etats-Unis. Mais, contrairement au reste du pays, on y trouve encore des centaines de milliers de caribous ainsi que des grizzlis et des loups, et on peut y observer de nombreux oiseaux en vol. En d’autres termes, c’est loin d’être une région vide et désolée : elle présente bien plus qu’un simple intérêt pétrolier.

Il y a trente-cinq ans, le Congrès a décidé que priorité serait donnée à la “protection maximale” de la faune terrestre et aquatique et des autres “richesses naturelles à la surface” de la réserve par rapport à toute exploration et exploitation énergétique. Il avait même envisagé de donner le statut de refuge faunique national à la NPR-A. Grâce à une loi passée en 1976, le ministère de l’Intérieur a pu mettre en place des mesures de protection spécifiques aux “zones spéciales” ; ces zones particulièrement sensibles pour la faune et la flore, telles que le lac Teshekpuk et les hautes terres de la rivière Utukok, abritent de riches biotopes d’oiseaux aquatiques et de caribous. Les mesures de protection devaient également préserver les écosystèmes exceptionnels du fleuve Colville et de la lagune Kasegaluk. Mais cette “protection maximale” n’a jamais été appliquée. Depuis Jimmy Carter, gouvernements démocrates et républicains n’ont offert à la faune et la flore de la réserve qu’une série de mesures localisées et temporaires.

La vente des concessions pétrolières a débuté sous la présidence de Reagan, mais c’est sous le gouvernement de George W. Bush qu’il s’en est vendu le plus : rien qu’en 2004, elles couvraient une superficie de près de 60 000 hectares, soit presque la totalité des principales zones de reproduction des plongeons à bec jaune. Deux ans plus tard, le président Bush a voulu mettre en concession la zone entourant le lac Teshekpuk (de fait, tout sauf le lit du lac), qui abrite un biotope d’une importance cruciale. Avec le soutien de cinq autres organisations écologiques,Audubon Alaska [branche de l’une des plus vieilles organisations écologistes des Etats-Unis] a contesté les contrats devant les tribunaux et a obtenu gain de cause. Conformément à la décision de justice, l’analyse environnementale de la zone a été envoyée au bureau de gestion des terrains publics (Bureau of Land Management, ou BLM). Celui-ci a annoncé en 2008 que la concession portant sur les terres marécageuses autour du lac Teshekpuk, site très important de mue des oies, serait repoussée à 2018.

Les estimations de l’Institut d’études géologiques des Etats-Unis (U.S. Geological Survey) sur la quantité de pétrole extractible dans la région ont récemment chuté de 90 %, passant de 10,6 milliards à 896 millions de barils (dont 500 millions au prix actuel du marché). Cela a naturellement entraîné une baisse des concessions octroyées : les entreprises pétrolières ont renoncé à de nombreuses concessions, libérant ainsi la majeure partie des zones principales de reproduction des plongeons à bec jaune.

Le bras de fer qui oppose pétroliers et écologistes est pourtant loin d’être terminé. L’Institut d’études géologiques des Etats-Unis estime que la NPR-A renferme des réserves de gaz “phénoménales”, ce qui attise à nouveau la convoitise de la classe politique de l’Alaska. En attendant, il semblerait que les zones à fort intérêt pétrolier se situent exactement à l’endroit où les oiseaux subissent le renouvellement de leur plumage et où les caribous mettent bas, près du lac Teshekpuk.

Il y a toutefois une bonne nouvelle : même si les entreprises du secteur énergétique effectuent des forages dans la toundra, il serait possible d’épargner des habitats naturels essentiels et d’établir des mesures de protection dans toute la région, du jamais vu dans l’histoire de la réserve. En effet, le BLM est actuellement en train de mettre au point un “plan d’action global” reposant sur une évaluation de toutes les ressources de la réserve, qui lui permettrait de délimiter des zones de concession tout en protégeant les biotopes des zones spéciales comme Teshekpuk.

Le lac Teshekpuk est le plus grand au nord de la chaîne de montagnes Brooks. Il est si imposant qu’il possède son propre climat, avec un brouillard “marin” redouté des navigateurs. Des centaines de milliers d’oiseaux des cinq continents et de tous les océans de la planète y migrent pour faire leur nid chaque été. “Ces marécages sont reconnus au niveau international comme le plus grand site de mue des oies des régions circumpolaires du nord”, explique Eric Taylor, responsable du service qui gère les oiseaux d’eau au sein de l’organisme fédéral de la gestion et de la préservation de la faune terrestre et aquatique (United States Fish and Wildlife Service), en Alaska. Mais, en 1976, le Congrès ne s’est pas uniquement penché sur le cas des oiseaux.

La rivière Utukok se jette dans la vaste lagune Kasegaluk. Des îles barrières tout en sable et en galets s’étirent sur 200 kilomètres et séparent ces eaux peu profondes de la mer des Tchouktches. L’été venu, elles offrent un paysage comparable à celui des îles des Caraïbes, sous un climat un peu plus frais. Chaque été, ces îles barrières voient arriver un millier de phoques qui doivent faire face à leurs prédateurs, les ours polaires. Les baleines blanches arrivent en petits groupes pour former de grands rassemblements au large des côtes de la mer des Tchouktches. La zone est riche en poissons et crevettes, dont les phoques et les baleines se nourrissent. Avec les morses, ces derniers constituent le gibier des tribus locales d’Inupiks. Les ours polaires, menacés d’extinction, chassent sur ces îles ; de plus en plus souvent, les femelles en gestation viennent s’y réfugier l’hiver au lieu de nager jusqu’aux glaces marines en fonte.

En juillet 2012, lorsque le BLM a annoncé ses projets, Audubon Alaska et quatre autres associations écologiques, dont le Conseil de défense des ressources naturelles (Natural Resources Defense Council) et The Wilderness Society, en ont profité pour suggérer la délimitation de quatre nouvelles zones spéciales qui viendraient agrandir et compléter les zones existantes ainsi que des mesures de protection permanentes qui s’appliqueraient à l’ensemble.

Les écologistes assurent qu’il ne s’agit pas d’exclure le développement de la réserve nationale de pétrole d’Alaska ni d’empêcher l’extraction du pétrole de la région. Une grande partie resterait ouverte à l’exploitation, y compris certains endroits appartenant aux zones spéciales, où des limitations et des conditions spécifiques s’appliqueraient.

De ces terres vierges baignant dans la lumière dorée des matins d’Arctique, toutes ces intrigues me semblent bien lointaines. Ici, c’est le chant du plongeon à bec jaune qui rend hommage à son territoire et le défend. Mais, à plus grande échelle, la célébration et la protection (ou en l’occurrence la gestion) de ces 9,3 millions d’hectares, qui constituent l’un des seuls écosystèmes arctiques de notre pays, dépendent de la voix des hommes, qui sont aussi les porte-parole de cette planète sauvage.

LISEZ LE DOSSIER

http://www.courrierinternational.com/article/2012/08/16/arctique-touche-pas-a-mon-pole

 

Laisser un commentaire